Historien, Jean-Numa Ducange répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Jean-Jaurès » aux éditions Perrin.
Jean Jaurès, c’est un exemple rare d’avoir à la fois une œuvre intellectuelle fournie et d’être en même temps un homme politique de premier plan…
Oui, c’est une particularité qui mérite d’être soulignée.
C’est un « pur » politique, en un sens : parlementaire, il mène d’intenses batailles pour l’unification des socialistes tout en développant des stratégies d’alliances avec le centre-gauche en vue du vote de grandes lois sociales et politiques. Mais il ne se contente pas de « coups » tactiques et d’une stratégie pour être majoritaire, il pense philosophiquement et théoriquement ce qu’il fait. Il livre des analyses profondes sur la Révolution française et son héritage comme sur la réorganisation de l’armée.
Lorsqu’il perd les élections en 1898, il n’est plus député et se lance dans la coordination d’une vaste histoire de la France contemporaine, dont il rédige les premiers chapitres consacrées aux années 1789-1794 (Histoire socialiste de la Révolution française, 1900-1904). Et à peine revenu à l’Assemblée en 1902, il créé une commission en 1903 qui va durer plus d’un siècle pour publier des documents de l’époque révolutionnaire pour que les citoyens et historiens puissent se saisir de cette histoire, en fait encore assez mal connue à l’époque.
Plus largement, certains de ses éditoriaux journalistiques ou discours parlementaires sont nourris de multiples références historiques et philosophiques : il cherche en permanence à élever le niveau pour s’adresser à ces interlocuteurs. Il a évolué politiquement. En revanche, il n’a jamais renoncé à cette ambition de faire de la politique quelque chose de noble, accompagnée d’un « grand récit » mobilisateur.
1905 constitue une date clé dans son parcours…
Oui, pour plusieurs raisons.
D’abord parce que, on l’a oublié de nos jours, 1905 s’ouvre par la première grande révolution du XXe siècle, la première révolution russe. Révolution éclipsée par 1917, qui a une ampleur bien plus considérable. L’événement en janvier 1905, c’est le fait que le trône du Tsar, le dirigeant suprême de la Russie, vacille. La révolution peut donc encore avoir lieu là-bas, Jaurès rêve d’une République démocratique à Moscou ! En France, quelques mois plus tard, le processus d’unification est mené à son terme avec la création de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière, l’ancêtre du Parti socialiste). Jaurès y joue un rôle décisif, cède du terrain sur certains points tout en réaffirmant ses fortes convictions républicaines et son attachement à la laïcité. Car pour lui la bataille pour l’unité socialiste est indissociable de la question laïque. En décembre 1905 sera promulguée la fameuse loi de Séparation des Églises et de l’État. Les deux démarches sont indissociables. Lorsque vous vous penchez sur la vie de Jaurès en avril 1905 par exemple, vous vous rendez compte qu’il se rend une partie de la journée à l’Assemblée pour défendre la loi de séparation, puis il se dépêche de se rendre au congrès du Parti socialiste pour affirmer la nécessaire unité.
Ajoutons que Jaurès aurait pu alors faire le choix de rejoindre le centre-gauche (le Parti radical à l’époque) pour constituer une aile socialiste de ce parti. Mais il choisit autre chose : s’investir dans un Parti socialiste à la rhétorique marxiste car, malgré ses différences avec de nombreux marxistes, il estime que la lutte des classes est une réalité et que certains aspects de la pensée de Marx (la théorie de la valeur notamment) sont des plus utiles pour le combat politique. Une sorte de synthèse entre républicanisme et socialisme marxiste qui est finalement plutôt singulière et qui n’a malheureusement pas toujours eu d’héritiers au siècle suivant…
Il a su concilier patriotisme et internationalisme…
Clairement défendre la France, son identité, ses particularités, son histoire ne lui pose aucun problème. Il combat les socialistes qui estiment que l’appartenance nationale est un leurre voire une « déviation ». Mais lui, il tient à défendre une certaine conception de la patrie, non agressive et progressiste, qu’il oppose à la droite nationaliste. Autrement dit, il ne laisse pas la question de la nation à la droite… Ce que font en revanche volontiers certains socialistes à l’époque, qui prônent l’abolition des frontières.
En même temps, Jaurès est authentiquement internationaliste dans la mesure où il souhaite réellement une coordination des classes ouvrières et des socialistes à l’échelle internationale pour éviter tout conflit militaire entre les peuples.
Là où il présente une certaine originalité – et je crois aussi une certaine modernité – c’est qu’il ne veut pas opposer les différents moyens d’actions : favorable à l’arbitrage international et aux alliances entre nations, il n’exclut pas la possibilité de devoir soutenir une grève générale qui puisse empêcher les prolétaires d’aller s’entretuer. Par ailleurs, il passe une partie non négligeable de son temps à se rendre dans les instances de l’Internationale socialiste (fondée en 1889, elle coordonne les socialistes de toute l’Europe) pour en faire une instance utile et efficace – ce qui n’avait alors rien d’évident.
Sa volonté d’éviter la guerre avec l’Allemagne lui a fait subir de grandes campagnes de diffamation…
Absolument. On a parfois l’image d’un homme consensuel car son nom est un peu partout dans l’espace public (noms des rues, de groupes scolaires, etc.). Mais de son vivant il a été l’objet de détestations multiples tant dans son propre camp (où il a été accusé d’être un traître) que par la droite, et surtout par sa frange la plus extrême qui le surnommait « Herr Jaurès » : « Monsieur Jaurès » en allemand, c’est-à-dire un homme à la solde de l’ennemi, des Prussiens, etc. On ne lui a jamais pardonné d’avoir tenté de tisser des liens avec la social-démocratie allemande pour construire une amitié franco-allemande fondée sur un partenariat entre différents partis ouvriers. On a multiplié les appels au meurtre à son encontre…Ce qui a fini par arriver le 31 juillet 1914.
Cet article est également disponible sur Médiapart et le site de l’IRIS.