« Misère de l’anti-intellectualisme » – 4 questions à Éric Fassin

Éric Fassin, sociologue engagé, membre senior de l’Institut Universitaire de France, est professeur à l’université Paris 8. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme, aux éditions Textuel.

La droite hier mobilisée contre la cancel culture le fait aujourd’hui contre la liberté d’expression.

Nous assistons en effet à un renversement remarquable ; pourtant, il n’a guère été remarqué. Depuis des années, ceux qui ont tout le temps la parole ne cessent de répéter avec indignation : « on ne peut plus rien dire ! » La faute aux féministes, aux antiracistes, etc. Et de recycler le vocabulaire mobilisé au début des années 1990 contre le « politiquement correct », par exemple en parlant d’un « maccarthysme de gauche ». Il y a une circulation internationale de cette rhétorique réactionnaire. C’est ainsi qu’en 2020 l’expression « cancel culture » s’est répandue comme une traînée de poudre, à partir des États-Unis, en France et partout dans le monde. La droite s’est donc présentée comme la championne de la liberté d’expression contre une gauche intolérante, voire totalitaire ; elle a ainsi pu librement déverser un discours sexiste, homophobe, transphobe, xénophobe, raciste et islamophobe.

Mais les choses s’accélèrent. Aujourd’hui, c’est plutôt : « taisez-vous ! » Au nom de la lutte contre l’antisémitisme, la droite radicalisée s’en prend à la liberté d’expression et de manifestation. On exclut du débat public les figures qui tiennent un discours dissonant, dès lors qu’il vient de la gauche ; en revanche, la radicalité droitière a antenne ouverte dans les médias. On a voulu nous faire croire que la culture de l’annulation, c’était la gauche ; or c’est la droite. Mais on n’entend plus le mot. Et que la censure, ce seraient les minorités ; pourtant, ce sont elles que l’on interdit de parole.

Vous parlez d’un anti-intellectualisme d’État…

L’offensive de la droite et de l’extrême droite s’inscrit en réaction contre des mouvements sociaux tels que MeToo et Black Lives Matter. Elle vise en même temps les savoirs critiques, en particulier les études de genre et la Critical Race Theory (en langue anglaise) et (en français) les concepts tels que la racialisation, l’intersectionnalité et la décolonialité. Il ne faut pas confondre cet anti-intellectualisme politique avec une opposition sociologique qui passe par le diplôme. En réalité, elle peut aussi être portée par des figures intellectuelles mobilisées contre la pensée critique. L’anti-intellectualisme, c’est une idéologie, pas une catégorie sociale. On nous fait croire que les élites, aujourd’hui, ce sont les « bobos », ceux qui ont davantage étudié, qui aiment regarder des films sous-titrés, boire du café italien ou manger du tofu. C’est imposer une vision de droite de la classe : on s’en prend à l’arrogance culturelle pour occulter les privilèges économiques, alors que le pouvoir de l’argent est plus grand que jamais.

On peut parler d’anti-intellectualisme d’État dès lors qu’il s’agit, non plus seulement de discours idéologiques, mais de mesures répressives. Il suffit de songer aux présidentes d’université acculées à la démission aux États-Unis par des auditions au Congrès, ou à l’irruption du Premier ministre Gabriel Attal en plein conseil d’administration de Sciences Po, ou encore à toutes les menaces pesant sur les financements de recherches ou d’institutions qui n’ont pas l’heur de plaire à nos gouvernants. Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui est la cible ; ce sont aussi les libertés académiques. On nous disait hier encore qu’il fallait à tout prix séparer le savant du politique. En réalité, aujourd’hui, on essaie d’assujettir les savoirs critiques aux discours politiques dominants.

Le public de Trump, de Bolsonaro et consort, n’attend pas d’eux qu’ils disent la vérité, mais les entendre dire ce qu’ils souhaitent entendre.

On a parfois l’impression d’être dans Le Dictateur, le film de Charlie Chaplin : la caricature burlesque est devenue une sinistre réalité. Ce show grotesque est fait pour divertir, et non pour convaincre. Trump ne s’est-il pas fait connaître par l’émission The Apprentice ? Il n’empêche que l’enjeu est des plus sérieux : il s’agit d’en finir avec la vérité. Le problème, ce ne sont pas les mensonges : après tout, la propagande, c’est vieux comme le monde. C’est plutôt le « n’importe quoi », ou pour le dire en anglais : « bullshit ». Les fake news, c’est une manière de faire passer le faux pour vrai. C’est l’hommage du vice à la vertu, c’est-à-dire à la vérité. Au contraire, les alternative facts, pour reprendre l’expression d’une conseillère de Trump, se moquent bien de la vérité – dans les deux sens du terme : les faits alternatifs n’en ont rien à faire, et ils la ridiculisent. Les histoires à dormir debout de Trump sur les chiens et les chats que mangeraient les migrants haïtiens ne sont pas faites pour être crues. En finir avec la vérité, c’est aussi en finir avec la politique démocratique : si on peut dire n’importe quoi, et qui plus est s’en vanter au lieu de s’en cacher, alors tout est permis.

Cette manière de saper le discours démocratique est la clé de l’anti-intellectualisme politique actuel. En principe, le monde académique est défini par la recherche de la vérité, ou du moins par le refus du bullshit : dire « n’importe quoi », c’est y renoncer à sa légitimité. À l’heure où les médias, les réseaux sociaux et l’édition tombent sous la coupe des milliardaires, l’université n’apparaît-elle pas comme le dernier refuge de la pensée critique ? C’est d’autant plus important que c’est là que se forme la jeunesse ; celle-ci ne risque-t-elle pas d’y prendre goût ? De fait, sur beaucoup de sujets, à commencer par la politique d’Israël, l’écart générationnel est désormais un clivage majeur.

Comment expliquer la marginalisation politique et médiatique de la CNCDH ?

Le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) constitue, plutôt qu’un baromètre, un thermomètre de l’antisémitisme et du racisme. Pourtant, cette année, pour la première fois en plus de trente ans, le Premier ministre d’alors, Gabriel Attal, n’a pas répondu à l’invitation de la CNCDH, qui n’a donc pas pu lui remettre son rapport. C’était le condamner à l’invisibilité. Paradoxalement, nos gouvernants n’ont jamais autant parlé d’antisémitisme que depuis le 7 octobre 2023. Dès lors, pourquoi choisir d’ignorer ces chiffres ? C’est qu’ils contredisent le discours gouvernemental.

Au lieu d’opposer le racisme à l’antisémitisme, les enquêtes de la CNCDH montrent depuis longtemps combien les opinions antisémites sont corrélées aux opinions racistes. Sans occulter l’antisémitisme de gauche, le rapport montre une nouvelle fois qu’il est davantage ancré à droite et à l’extrême droite. Enfin, il établit non seulement qu’il n’y a pas de lien statistique entre l’antisémitisme et l’antisionisme, mais aussi que les courbes sont inverses. À gauche, on est moins antisémite, mais plus critique d’Israël ; à droite et à l’extrême droite, c’est le contraire. Attirer l’attention sur ces résultats aurait contredit le discours qui a permis, en commençant par la gauche universitaire, de délégitimer la gauche dans son ensemble pour mieux l’écarter du pouvoir.

 

Cet article est également disponible sur Médiapart et sur le site de l’IRIS.