Psychanalyste et essayiste, Gérard Haddad répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Archéologie du sionisme aux éditions Salvatore.
Le terme de sionisme apparaît en 1892, mais le monde juif européen est préoccupé par la question nationale tout au long du XIXe siècle…
Il serait excessif de dire que le monde juif européen était préoccupé par la question nationale tout au long du XIXème siècle. La grande question était alors plutôt celle de l’émancipation et de l’intégration, voire de l’assimilation des juifs dans la vie normale. La question nationale, en tant qu’aspiration laïque, n’apparait que vers le milieu du siècle dans certains cercles, dans le sillage de la Haskala, mouvement d’émancipation lancé par Moses Mendelssohn. Le premier manifeste véritablement national est celui de Moses Hess, ami de Marx, Rome et Jérusalem, paru en 1862. Il eut peu d’écho dans l’immédiat. Le véritable essor du mouvement national juif, avec le manifeste Autoémancipation de Léon Pinsker, commence en 1881 sous le nom des Amants de Sion, conséquence des horribles pogroms qui ont lieu dans l’empire tsariste à la suite de l’assassinat du tsar Alexandre II. Le mouvement national juif concerne surtout les pays slaves, les juifs d’Europe de l’Ouest y sont très hostiles.
Vous considérez que Spinoza est l’ancêtre de l’idée nationale juive…
Dans quelques lignes du chapitre III de son traité Théologico-politique, Spinoza évoque la possibilité future de création d’un État juif mais sur les principes religieux anciens. C’est évidemment, avec le recul, une idée étonnante. Mais c’est surtout à travers Moses Hess, qui se voulait fervent disciple de Spinoza, que cette intuition prit son relief. Moses Hess n’eut pas en son temps beaucoup d’écho. Il sera revendiqué plus tard par le mouvement des kibboutzim.
Vous écrivez que le Bund se donne comme patrie non pas un territoire, mais la langue yiddish
Le Bund, aujourd’hui disparu, s’étant lui-même dissous après la Seconde guerre mondiale, qui eut une grande importance comme rival intraitable du sionisme, était violemment hostile à la religion juive. Toute référence au passé religieux, y compris la Palestine, lui était insupportable. Pour lui, la spécificité juive – mais seulement pour les juifs d’Europe de l’Est – tenait à cette langue, le Yiddish, associée aux idéaux socialistes. Pas question de quitter le pays natal. Contrairement au poncif du juif errant, les juifs sont toujours très attachés à leur pays. Pas question de quitter la Pologne et la Lituanie où le mouvement prit naissance. Le Bund organisa aussi des groupes d’autodéfense contre les pogroms. Il joua un rôle essentiel dans la révolte du ghetto de Varsovie contre les nazis. Le Bund donna aussi un grand essor à la littérature en Yiddish dont Bashevis Singer est l’auteur le plus connu. En France, la branche du Bund qui porte le nom de Medem, nom de son fondateur, a rallié le sionisme.
Notons que les juifs d’Europe occidentale, Allemagne comprise, ne parlent pas yiddish, dialecte germanique mais s’écrivant en alphabet hébraïque. A fortiori les juifs vivant en pays arabes. Mais la majorité des juifs au XXème siècle vivaient en Pologne et en pays slaves, d’où l’hécatombe du génocide nazi à partir du moment où la Wehrmacht envahit la Pologne.
Eliezer Ben-Yehouda est pour vous une figure centrale
En effet. Le rapport du mouvement national juif, et de l’État d’Israël par la suite, envers Ben Yehuda est pour le moins ambigu. D’une part il est considéré comme une icône et chaque grande ville possède une artère centrale portant son nom. Mais, par ailleurs, on le confine dans son rôle historique à l’égard de la langue hébraïque sans tenir compte de sa pensée politique. On le considère comme un gentil fou, comme le dit une chanson populaire qui lui est consacrée.
Ben Yehuda, quand il décide en 1880 d’aller s’installer à Jérusalem, porteur du projet de résurrection de la langue hébraïque n’appartient à aucune organisation du mouvement national, lesquelles d’ailleurs n’existent pas encore. Comme le dirait Lacan il ne s’autorisait que de lui-même. L’organisation Amants de Sion sera créée environ un an après son installation.
Cette résurrection nécessite pour lui la désacralisation de la langue, sinon elle resterait confinée à son usage religieux, une Grundspräche. Il veut qu’elle soit la langue des cochers et sera fier de se voir plus tard promu cocher d’honneur de Jérusalem.
Dix-huit ans plus tard, quand il écrivit son supposé livre fondateur, L’État des juifs, livre de qualité très médiocre, Théodore Herzl traita en un seul paragraphe de la question de la langue, pourtant essentielle, dans l’État à venir. Pour lui, chacun devrait garder sa langue d’origine et il n’était pas question de faire de l’hébreu, que personne ne parlait, la langue nationale. Son État juif aurait été une sorte de tour de Babel. Ou bien, la plupart des immigrants venant des pays d’Europe de l’Est et parlant yiddish, cette langue se serait imposée comme langue nationale. Ce qui aurait exclu, au moins, tous les juifs originaires des pays arabes. Pourtant, depuis près de 20 ans, un homme solitaire, Ben Yehuda avait imposé la langue hébraïque parmi les immigrants des Amants de Sion. Mais Herzl l’ignorait comme il ignorait l’existence d’une population locale, persuadé par l’adage que la Palestine « était une terre sans peuple pour un peuple sans terre. »
Telle n’était pas l’opinion de Ben Yehuda, comme il en témoigne longuement dans son autobiographie[1], lequel dès qu’il arrive en Palestine découvre cette population. Il va déployer tous ses efforts pour entretenir de bonnes relations avec elle dont une personnalité, Al Husseini, va l’aider à l’établissement de son dictionnaire de l’hébreu, le premier dans l’histoire juive.
Il s’opposa ainsi à l’installation de la première colonie juive à proximité de Jaffa, ville arabe. Ben Yehuda va imaginer un État confédéral binational sur le modèle suisse, projet qu’il nomma « cantonisation » de la Palestine. Malheureusement, l’Organisation sioniste mondiale fondée par Herzl n’accorda aucun intérêt à cette vision, négligeant radicalement la population locale traitée comme hostile.
On peut néanmoins considérer que Ben Yehuda, qui donna une langue à l’État juif en gestation, en y ayant vécu jusqu’à sa mort en 1920, fut son véritable créateur où il aurait aimé que juifs et Arabes vivent en bonne entente comme c’était le cas auparavant.
[1] Eliezer Ben Yehuda Le rêve traversé in La renaissance de l’hébreu Ed Desclée de Brouwer Trad Gérard Haddad
Cet article est également disponible sur le site de l’IRIS et de Médiapart.