« La Grande rupture, 1989- 2024. De la chute du mur à la guerre d’Ukraine. » – 4 questions à Georges-Henri Soutou

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Sorbonne et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Georges-Henri Soutou répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage La Grande rupture, 1989- 2024. De la chute du mur à la guerre d’Ukraine aux éditions Taillandier.

A-t-on manqué une occasion historique de construire un nouvel ordre mondial à la sortie de la guerre froide ?

Sans aucun doute : la division idéologique et géopolitique de la Guerre froide était soudain dépassée, le communisme soviétique était mort, l’Armée rouge allait évacuer la RDA et l’Europe orientale. La « Charte de Paris pour une Europe nouvelle » du mois de novembre 1990 établissait un ensemble de règles de conduite pour l’ensemble du Continent et définissait pour la première fois la démocratie libérale comme norme internationale.

Les Occidentaux déclarèrent à ce moment-là à Moscou que l’OTAN ne serait pas étendue vers l’Est. En 1991, alors que l’URSS entrait dans sa crise terminale, l’Occident conseilla aux Ukrainiens de ne pas faire sécession. En décembre 1991, la Fédération de Russie fut reconnue comme État « successeur » de l’URSS, ce qui lui permettait de conserver son siège permanent au Conseil de sécurité et son statut de puissance nucléaire. Elle fut admise au FMI dès 1992 et reçut jusqu’en 1999 40 milliards de dollars de crédits.

Au début des années 1990, Washington évoquait une « communauté euro-atlantique » incluant la Russie. À Moscou même, Mikhail Gorbatchev puis Boris Eltsine, premier président de la Russie, et leurs conseillers réformateurs étaient en gros sur cette ligne.

Mais ils avaient beaucoup d’adversaires qui conservaient la nostalgie de l’Empire. En outre, la libéralisation politique et économique de la Russie ne fut qu’incomplète, détournée au profit des « oligarques », la greffe libérale ne prit pas, la situation économique et sociale s’aggrava considérablement, en particulier avec la crise financière de 1998.

Quant à Washington, le successeur de George Bush senior, Bill Clinton, se montra peu enclin à traiter la Russie en facteur international important et, à partir de 1994, lança une politique d’élargissement de l’OTAN vers l’Est, qui devint un facteur croissant de tension avec la Russie. Dès 1995 on pouvait craindre que les espoirs de 1990 soient déçus.

Hubris occidentale et unilatéralisme ont été contreproductifs ?

En 1990, le président George Bush (le père) avait réagi à l’invasion du Koweït par l’Irak en montant contre ce dernier une coalition internationale avec un mandat de l’ONU.

Ses successeurs s’écartèrent de cette politique prudente et pratiquèrent l’unilatéralisme américain ou tout au plus occidental. Le président Clinton lança en 1995 et 1999 des opérations de l’OTAN contre la Serbie, sans mandat de l’ONU.

En 2003, l’attaque de l’Irak fut décidée par Washington et Londres, sans mandat de l’ONU. En 2011, la Libye de Mouammar Kadhafi fut attaquée par l’OTAN avec un mandat de l’ONU, afin de prévenir le massacre des adversaires du dictateur libyen. Mais les opérations dépassèrent cet objectif afin de liquider le régime lui-même, et là sans mandat de l’ONU. La Russie comme la Chine en tirèrent la conclusion que le discours multilatéral occidental n’était pas fiable.

Pourtant, Vladimir Poutine avait commencé en jouant la carte de la coopération avec l’Occident, comme en 2001 après les attentats du 11 septembre. Mais son attitude évolua par la suite sans doute largement à cause des élargissements successifs de l’OTAN. A partir de 2008 ce fut l’escalade : en juin Washington proposa de faire entrer dans l’OTAN l’Ukraine et la Géorgie mais Paris et Berlin s’y opposèrent. Peu après, la Russie menait des opérations contre la Géorgie. Puis ce fut en 2014 l’annexion de la Crimée, puis en février 2022 le début de la guerre d’Ukraine.

Pendant ce temps les Occidentaux ne restaient pas inactifs, en particulier en Ukraine. Le durcissement progressif de Vladimir Poutine résulta-t-il de cette dialectique escalatoire ? Ou bien était-il prévu par lui dès 1999, ses appels au multilatéralisme et ses avertissements n’étant que pure propagande ? L’historien ne peut pas encore répondre avec des bases suffisantes.

Mais en tout cas, Vladimir Poutine fut habile : son opinion et le « Sud Global » acceptèrent largement son argument selon lequel les Occidentaux ne respectaient pas les règles qu’ils avaient établies eux-mêmes.

L’Europe au début du XXIe siècle s’est selon vous créé une dépendance à l’égard de la Russie ?

Sans aucun doute. D’abord sur le plan énergétique : en 2008 l’Union européenne dépendait à 28 % du gaz russe, l’Allemagne à 45%. Aussi sur le plan politique : l’Union européenne conclut avec Moscou à partir de 1994 des « Accords de partenariat et de coopération », censés tisser progressivement des liens plus étroits et agréger la Russie non seulement à l’économie de l’Union, mais aussi à ses valeurs. Or à partir de 1995 au moins les Russes se montraient de moins en moins désireux de se rallier à ces « valeurs ».

Et, dans le cas de l’Allemagne, ajoutons un sentiment de dépendance psychologique, à cause de la brutalité de la guerre menée contre l’URSS par le Reich en 1941-1945.

En même temps l’Europe occidentale goûtait aux « dividendes de la paix » : les dépenses militaires, qui étaient de 3 à 4% du PIB des différents pays, tombaient entre 1 et au maximum 2% dans les années 1990. Désarmement en profondeur, de nombreuses productions essentielles disparaissant purement et simplement, au-delà même de la réduction des effectifs. Et donc toute possibilité réelle de dissuasion.

Croyez-vous à une future normalisation des relations entre le monde occidental et la Russie ?

Très douteuse, ou alors dans un futur lointain ! La guerre actuelle est le produit d’une escalade commencée en 2004 avec la « révolution orange » en Ukraine et les réactions russes. Celles-ci ont été dures mais sont restées rationnelles jusqu’en 2022, quand, avec l’attaque contre l’Ukraine, Vladimir Poutine s’est engagé dans une entreprise folle à l’issue imprévisible, comme le montre la nouvelle toute récente de l’arrivée de troupes nord-coréennes en renfort.

Cependant l’Occident de son côté n’est pas resté inerte : élargissements successifs de l’OTAN, soutiens de toute nature à l’Ukraine à partir de 2014. À partir de 2022, les Occidentaux ont fourni des crédits et des armes, certes avec lenteur et avec des restrictions d’emploi. Mais progressivement, ces restrictions sont levées, et aux toutes dernières nouvelles l’adhésion très rapide de Kiev à l’OTAN (question jusque-là taboue) pourrait être envisagée.

La crise s’aggrave donc toujours. On a évoqué à différentes reprises des négociations, encore au début de l’été 2024. Leur thème général pourrait être le suivant : la Russie conserverait la Crimée et certains territoires russophones, mais l’Ukraine accèderait à l’OTAN et à l’UE.

Mais on n’en est pas là. Le mieux que l’on puisse espérer en ce moment est un conflit gelé, avec arrêt des hostilités mais sans règlement juridique formel (comme entre les deux Corée en 1953).

Et, à plus long terme, le plus probable est l’opposition durable entre deux groupes de pays : l’« Occident global » d’une part, et un ensemble constitué par la Russie, la Chine et en général les BRICS (ce groupement est certes largement de circonstance, mais on aurait tort de sous-estimer ses convergences géostratégiques, économiques et idéologiques).

On n’en sortira que si un jour les Européens se rendent compte qu’ils sont les premiers perdants de la situation actuelle. Et si les Russes se rendent compte que la politique de Vladimir Poutine les rejette vers l’Asie, c’est-à-dire dans la dépendance envers une Chine infiniment plus peuplée et plus puissante économiquement.

Cet article est également disponible sur Médiapart et sur le site de l’IRIS.