Journaliste d’investigation pendant 20 ans, spécialiste de l’Afrique, Leslie Varenne est co-fondatrice et directrice de l’IVERIS (Institut de veille et d’étude des relations internationales et stratégiques). Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Emmanuel au Sahel : itinéraire d’une défaite, aux éditions Max Milo.
La France est-elle durablement exclue du Sahel ?
Rien n’est figé au Sahel, un nouveau coup d’État peut se produire ici ou là, il est donc très difficile d’anticiper. En l’état des choses, un rapprochement entre les trois pays de l’Alliance des États du Sahel, Mali, Burkina Faso, Niger et la France paraît hautement improbable. Les tensions, les invectives, les menaces, les doubles standards, l’absence de diplomatie sont allés trop loin de part et d’autre pour envisager un retour à une relation apaisée tant que les mêmes chefs d’État restent en place. Même si, il peut y avoir, comme au Mali la semaine dernière, une légère décrispation avec la reprise de la délivrance des visas par Paris et l’autorisation donnée par Bamako du renouvellement d’une partie du personnel de l’ambassade de France, bloquée jusqu’à présent. Cela étant dit, même si des changements avaient lieu dans ces trois pays avec des pouvoirs plus favorables à la France, il sera impossible de faire comme si rien ne s’était passé et revenir au statu ante. D’une part, les opinions publiques ne l’accepteraient pas. A cause des erreurs commises par Paris, le rejet de la politique française a été porté jusqu’au point de rupture, y compris chez les élites francophiles. D’autre part, les États ont désormais le choix de leurs partenaires d’autant que l’Afrique est un continent convoité par tous. La France est donc confrontée à une rude concurrence dans ce qui fut sa zone d’influence. Par conséquent, si elle ne se dote pas d’une vraie stratégie, assortie d’une vraie vision à moyen et long terme, elle sera durablement exclue, pas seulement du Sahel mais aussi de toute l’Afrique francophone.
L’erreur n’est-elle pas de reprendre le concept de la guerre contre le terrorisme ?
C’est effectivement l’erreur commise par François Hollande en 2013. S’il est vrai que l’opération Serval a été militairement une réussite, elle n’a rien résolu sur le fond. A l’époque, cette opération a fait la presque unanimité de la classe politique. Seul Dominique De Villepin avait mis en garde en rappelant toutes les guerres perdues contre le terrorisme, Afghanistan, Irak, Libye, et en évoquant également combien elles fragilisent les États et favorisent l’apparition des milices. Tout ce qu’il avait prédit s’est produit. L’erreur d’Emmanuel Macron, lorsqu’il arrive au pouvoir en 2017, consiste à ne pas faire le diagnostic de l’échec déjà bien engagé, à ne pas remettre en cause ce concept et à poursuivre la politique de son prédécesseur. Mieux, sous son premier quinquennat, la France a doublé la mise en renforçant encore un peu plus les outils sécuritaires et en pariant sur des coalitions militaires, comme la force conjointe G5 Sahel ou la force européenne Takuba qui ont toutes deux été des échecs patents.
Le Tchad est-il le prochain maillon ?
Mahamat Déby a bien joué sa partie, conscient des rapports de force entre l’Occident et les pays du Sud, et il a fait jouer la concurrence en se rendant à Moscou en janvier dernier. Une manière de planter une épée de Damoclès au-dessus des têtes de Paris et Washington en leur signifiant qu’à tout moment, il avait l’opportunité de changer de partenaires. Ensuite, il a organisé l’élection présidentielle du 6 mai dernier qui s’est déroulée dans un total manque de transparence. Elle a d’ailleurs été contestée par son Premier ministre et opposant, Succès Masra. Malgré ces faits, et même si l’Union européenne est divisée sur le sujet, la France comme les États-Unis ont reconnu cette élection. Que pouvaient-ils faire ? Aucun des deux ne veut prendre le risque de perdre cette place stratégique, pont entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, aux frontières du Soudan, de la Libye et de la République centrafricaine. Pour la France, quitter le Tchad qui reste sa dernière carte au Sahel, dans les conditions du Mali et du Niger, serait cataclysmique en termes d’image. En adoubant Mahamat Déby lors de sa prise de pouvoir anticonstitutionnelle après la mort subite de son père en avril 2021, Emmanuel Macron s’est ôté toute marge de manœuvre et s’est mis dans une impasse. Le Président tchadien apparaît comme le maître du jeu en jouant avec la possible menace de demander au millier de soldats encore présents au Tchad de partir. Il existe une autre solution pour Paris : décider de quitter le Tchad en bon ordre, mais cette option ne semble pas à l’ordre du jour. Lors de son voyage à Ndjamena, Jean-Marie Bockel, l’envoyé personnel du Président de la République, a déclaré que l’armée française resterait. Combien de temps cette posture sera tenable pour la France ?
Quel rôle pour la Russie ?
Pour l’instant au Tchad, la Russie joue surtout le rôle d’épouvantail. Malgré toutes les rumeurs, à ma connaissance, elle n’est pas présente à Ndjamena. En revanche, elle est bien implantée dans les trois pays de l’Alliance des États du Sahel (AES), Mali, Burkina Faso, et Niger et elle avance concomitamment sur tous les fronts : économique, notamment avec la livraison de céréales, diplomatique et militaire. Cela dit, s’il y a des pays comme le Burkina Faso et le Niger où la coopération se passe bien, au Mali, la situation est beaucoup plus compliquée. Les exactions des mercenaires de Wagner ont nui à son image, beaucoup de Maliens commencent à déchanter. La junte s’est rapprochée du Maroc et s’est fâchée avec l’Algérie, l’alliée de Moscou, une situation diplomatiquement délicate à gérer par le Kremlin. Cela montre aussi que dans ce monde de compétition, plus rien n’est acquis, aucun pays ne peut désormais se prévaloir de partenariat durable. Néanmoins, il est quand même assez intéressant de constater que Moscou mène de front la guerre en Ukraine, les partenariats avec l’Alliance des pays du Sahel tout en continuant à signer des coopérations militaires avec d’autres pays, comme dernièrement avec Sao Tomé et Principe.
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