Ancien chef du service Etranger de La Croix, François d’Alançon est grand reporter, spécialiste des questions internationales. Après une longue carrière au Temps, Richard Werly est correspondant France/Europe du média Suisse Blick. Ils répondent aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de leur ouvrage Le bal des illusions. Ce que la France croit, ce que le monde voit, aux éditions Grasset.
La France voyage-t-elle en classe affaire avec un billet éco ?
Oui. Pardon de le répéter de manière aussi affirmative, mais le jugement de nos interlocuteurs a été, au cours de notre enquête, presque unanime sur ce point. Il faut être précis. La parole de la France, sa capacité à émettre des idées, à formuler des propositions voire à s’interposer diplomatiquement entre les puissances continuent de lui valoir une place dans le « lounge classe Affaire » du grand aéroport mondial, pour reprendre cette image aérienne. Le problème est que le billet acheté, compte tenu de ses moyens, est la plupart du temps en classe éco, et que la capacité de la France à imposer/mettre en œuvre les solutions qu’elle préconise la relèguent souvent en classe « Premium ». Personne, parmi tous les diplomates, observateurs, élus, dirigeants que nous avons rencontré sur les cinq continents, ne conteste à la France le droit, et parfois le devoir, de voyager en classe affaire. Il y a une envie de France digne de la classe affaire. Mais de moins en moins de pays n’acceptent de la surclasser. Il lui faut maintenant, comme les autres, payer un billet « Affaires ». Or, ce billet, elle a de plus en plus de mal à l’acquitter.
Vous parlez de l’antiaméricanisme comme la chose la mieux partagée en France. Au-delà du problème de définition de ce que serait « l’antiaméricanisme », ne pensez- vous pas que les élites françaises, en particulier la communauté stratégique, sont plutôt culturellement atlantistes ?
L’antiaméricanisme est d’abord un discours, produit d’une relation ambivalente, ambigüe et contradictoire entre la France et les États-Unis, une narration ancrée dans l’histoire depuis la fin du XIXe siècle et les années 1930. Le discours antiaméricain n’épouse pas mécaniquement les fluctuations des relations franco-américaines mais il reste fédérateur. En parlant de l’Amérique, cet antiaméricanisme ne cesse de parler de la France, comme un miroir où se projette l’inconscient français : les travers projetés sur les États-Unis révèlent avant tout les peurs françaises, par exemple quand on évoque le « communautarisme » ou le « wokisme ». Quant à la question de savoir si les élites françaises seraient « plutôt culturellement atlantistes », elle fait référence à une querelle franco-française qui oppose « atlantistes » et « gaullo-mitterandistes », en cherchant à qualifier les uns et à disqualifier les autres en fonction de leurs interprétations de l’héritage du général de Gaulle, comme si tout avait commencé en 1958. Cette manière de rejouer constamment le passé pour savoir si la politique étrangère française serait « gaulliste » ou non, si elle l’est encore ou si elle ne l’est plus, si elle devrait l’être ou s’en éloigner, bref cette référence « indépassable » à un gaullisme fantasmé semble n’être qu’un moyen d’éviter un débat difficile mais indispensable sur notre modèle de société et les choix stratégiques de la France.
Vous plaidez pour une relation franco-américaine débarrassée de ses fantasmes. Les États-Unis n’ont-ils pas tendance à ne pas réellement considérer comme de véritables partenaires leurs alliés ?
La critique des États-Unis est légitime et nécessaire. Comme tous les pays, l’Amérique commet des erreurs et des abus dans sa politique étrangère. La relation entre les deux rives de l’Atlantique, faite de coopération et de compétition, reste néanmoins incontournable pour la sécurité de l’espace euro-atlantique et donc de la France, plus que jamais dépendante de l’efficacité de son système d’alliance. Cela n’exclut nullement la nécessité de maintenir sa liberté d’appréciation. Quel que soit l’occupant de la Maison Blanche, une relation fondée sur l’évaluation lucide des intérêts de chacun passe par un renforcement du pilier européen de l’Otan et une coordination de la politique envers la Chine.
La Francophonie est-elle un échec ?
La francophonie politique est un échec, oui. Pour le reste, tout dépend de l’ambition qu’on lui prête, et de l’impact que l’on en attend au service de la puissance de la France. La polémique, ces jours-ci, autour de la chanteuse Aya Nakamura et des Jeux olympiques confirme absolument ce que nous écrivons, sur la base des témoignages que nous avons recueillis. Oui, la Francophonie existe. Ce serait idiot de nier la communauté créée par la langue, la culture, les idées véhiculées par le Français. Et après ? Prenons quatre exemples concrets, car nous les avons soumis à nos interlocuteurs.
L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Elle est discréditée. Plus personne n’y voit un instrument capable de donner à la France un moyen d’action crédible et efficace. Sa direction actuelle, confiée à l’ancienne ministre d’un pays, le Rwanda, peu connu pour ses efforts francophones, est un problème. L’absence de lisibilité de son action, de ses programmes, etc….mais aussi le maintien de son siège à Paris, posent question. L’OIF a, historiquement, été créée à la demande des pays africains. Aujourd’hui, le moment n’est il pas venu de se retourner vers eux et de dire: en voulez-vous encore ?
Les sommets de la Francophonie. Celui de cette année, à Villers Cotterêts et Paris, du 4 au 6 octobre, donnera t-il à nouveau le spectacle d’un aéropage de dirigeants désunis et déconnectés des réalités ? La France va-t-elle y gagner en influence ? La question, encore une fois, est ce que l’on croit face à ce que l’on voit. Pensons-nous que la polémique Aya Nakamura est bien vécue par les locuteurs francophones du continent africain ?
TV5, la chaine francophone. Un bel exemple de réussite. Tout le monde le dit et le reconnait, alors que France 24 (française) est prise dans des difficultés diplomatiques qui conduisent certains pays à suspendre ses fréquences. Mais les moyens manquent-ils ? L’entrée des pays africains dans le capital de la chaine pose des questions difficiles. Cet atout maitre de la francophonie peut-il le rester ? Ne devrait-on pas lui donner des moyens importants pour promouvoir ses contenus sur les réseaux sociaux, etc…
Les Instituts et alliances française enfin. Tout le monde nous a loué leurs projets, leur capacité à rassembler, la qualité de leur programmation. L’instrument est donc au rendez-vous. L’action culturelle, ça marche. N’est-il pas temps de faire rimer la francophonie avec culture et éducation en priorité et de mettre de côté la politique qui divise et nuit à l’influence ?
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