Denis Sieffert, éditorialiste et ancien directeur de Politis, répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Trotskisme, histoires secrètes. De Lambert à Mélenchon, co-écrit avec Laurent Mauduit, et publié aux éditions Les Petits matins.
Comment expliquer que les Lambertistes ne se soient pas mobilisés contre la guerre du Viêtnam, contrairement à l’ensemble des composantes de la gauche ?
On ne peut pas dire que l’Organisation Communiste Internationaliste (OCI), le mouvement lambertiste de l’époque, ne se soit pas mobilisée. Mais l’OCI n’a pas été en tête des manifestations, c’est le moins que l’on puisse dire. Il y avait comme un embarras sur la question. La résistance vietnamienne était dirigée par le Vietminh, le parti communiste fondé par Hô Chi Minh. Un parti stalinien, selon l’OCI, et qui avait assassiné le leader des trotskistes vietnamiens Ta Thu Thau, en 1945. Les slogans à la gloire de Hô Chi Minh heurtaient profondément les lambertistes. On retrouvait la même quête de « pureté » idéologique qui avait déjà conduit Lambert à s’opposer au FLN algérien, jusqu’à nier son rôle dirigeant dans la guerre d’indépendance. Comme si l’anticolonialisme ne suffisait pas, il fallait en plus que le mouvement de libération nationale, qu’il soit algérien ou vietnamien, soit trotskiste ou « trotskisant ». Ce qui a conduit l’OCI à un isolement à gauche, alors que la mobilisation contre la guerre du Viêtnam a structuré toute une génération. De même, l’OCI n’a pas donné la priorité à l’Amérique latine à une époque où les États-Unis de Nixon et de Kissinger promouvaient les dictatures militaires dans le cadre de l’opération Condor. Là encore l’OCI n’a pas été en première ligne, sans être totalement absente non plus. C’était une faute politique et morale qui résultait de l’idée que l’anti-stalinisme était la priorité absolue. De plus, les lambertistes critiquaient fortement la fascination que la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), la grande rivale trotskiste, pouvait avoir pour la guérilla. Les lambertistes étaient favorables aux mobilisations ouvrières de masse, et étaient hostile à la guérilla. En Amérique latine, l’OCI soutenait les mouvements sociaux. Elle s’est beaucoup mobilisée notamment pour les mineurs en grève en Bolivie et au Pérou.
Y-a-t-il eu des combats géopolitiques spécifiques du trotskisme ?
Les lambertistes privilégiaient l’anti-stalinisme. D’où de fortes mobilisations pour la libération des prisonniers politiques en URSS, et contre la répression des révolutions politiques à Budapest, Prague, puis en Pologne aux côtés de Solidarnosc. Elles ont été ponctuées par de grandes victoires, comme la libération du mathématicien Léonid Pliouchtch emprisonné dans un hôpital psychiatrique spécial. Cela a minoré la mobilisation de l’OCI contre l’impérialisme américain. Mais il y avait une certaine cohérence dans son analyse puisque, pour l’OCI, les Partis communistes, aux ordres de Moscou, étaient devenus les obstacles principaux à la révolution. On aperçoit l’ambiguïté d’une telle position, entre antistalinisme et anticommunisme. Ce qui plaide en faveur de l’OCI, c’est que cette organisation a toujours fait la différence entre la bureaucratie stalinienne et l’URSS en tant que telle, héritière de ce que les lambertistes appelaient « les acquis de la révolution d’Octobre ». C’était en fait une illusion, car on a bien vu que le Mur de Berlin a emporté dans sa chute les acquis d’Octobre et recyclé la bureaucratie en oligarchie et en mafia.
Sur le plan stratégique, les néoconservateurs reprochent à Jean-Luc Mélenchon son anti-américanisme… Vous aussi ?
C’est le caractère systématique de l’antiaméricanisme que l’on peut critiquer chez Mélenchon. Surtout quand cela le conduit à manifester une indulgence coupable pour Vladimir Poutine. Mélenchon est ce qu’on appelait autrefois un « campiste ». Il est toujours antiaméricain. C’est pavlovien, et cela l’entraine parfois du mauvais côté de l’histoire, de Poutine à Maduro, au nom de l’adage « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Il a ainsi tendance à apprécier les régimes autoritaires issus du camp communiste. On le trouve plutôt du côté de Xi Jinping que des Ouïghours ou des Tibétains.
Comment expliquer que Jean-Luc Mélenchon, qui a longtemps été réticent à s’exprimer sur le conflit israélo-palestinien, ait pris un tournant radical ?
C’est, pour partie, l’héritage du lambertisme. Le conflit et la guerre civile au Liban faisaient l’objet d’articles très dogmatiques, mais le désintérêt était tel que l’OCI n’a pas hésité à liquider l’organisation trotskiste israélienne. Le leadership palestinien était aux yeux des lambertistes trop lié à Nasser, puis à Moscou et à Pékin. Toujours cette exigence de pureté idéologique. Il y avait aussi une erreur d’analyse en ce qui concerne le syndicat israélien Histadrout. L’OCI le considérait comme un syndicat ouvrier, ce qui résultait d’un lien étroit avec la gauche travailliste israélienne, alors que les trotskistes israéliens le voyaient comme un instrument du colonialisme. C’est eux qui avaient raison. Mélenchon était éloigné de ces débats, ou inconsciemment sous l’emprise de l’analyse lambertiste. Son intérêt soudain pour la cause palestinienne a surtout à voir avec la situation en France, et l’avantage qu’il croit pouvoir tirer électoralement d’un discours d’apparence radicale. Mais refuser de reconnaître le caractère terroriste du Hamas est une faute politique et morale. Il faut ajouter des conflits avec les dirigeants du Crif qu’il a vécus affectivement. Il réagit alors très maladroitement, sans avoir tort sur le fond, car il sut vite intégrer des connaissances historiques qu’il n’avait pas, et caractériser le conflit israélo-palestinien comme un conflit colonial. Au total, ses maladresses et ses fautes sur le Hamas lui ont valu des soupçons d’antisémitisme injustes. Il aurait pu avoir sur le sujet une parole forte et rationnelle, il a cédé aux excès de langage, et c’est dommage pour toute la gauche.
Cet entretien est aussi disponible sur MediapartLeClub et sur le site de l’IRIS.