Journaliste franco-israélien, ancien correspondant pour France 2, et auteur de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et la situation au Proche-Orient, Charles Enderlin répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Israël, l’agonie d’une démocratie aux éditions du Seuil.
Vous citez un leader des colons qui déclare : « C’est sur l’axe juifs/Israéliens que se profile le prochain combat. » …
Il y a deux formes d’intégrisme juif en Israël. Le fondamentalisme des ultra-orthodoxes qui veulent maintenir à tout prix l’autonomie de leur communauté, empêcher l’intrusion du monde moderne, obtenir la dispense de service militaire pour tous leurs jeunes, et recevoir de l’État le financement de leur système d’éducation, sans que leurs écoles talmudiques ne soient obligées d’enseigner les matières fondamentales.
L’autre intégrisme, le sionisme religieux, est expansionniste et vise le contrôle de l’État et de ses institutions, au nom d’un message eschatologique. Pour ce mouvement, la terre d’Israël, – en l’occurrence la Cisjordanie- a été donnée par Dieu au peuple juif, et ce serait anathème d’en céder ne serait-ce qu’une partie à des non-Juifs. En 2005, après l’évacuation des colonies de Gaza – qu’ils n’ont pas réussi à empêcher- les idéologues du sionisme religieux ont analysé leur échec. L’opinion public leur était très défavorable. Selon un sondage, seuls 34% des personnes interrogées étaient t contre le retrait, 60% y étaient favorables et 73% pensaient que ce n’était que le début vers l’évacuation massive des colonies en Cisjordanie. Dans Nekouda, la revue du mouvement de colonisation, Moti Karpel, le rédacteur en chef, a écrit : « Se préparer à nouveau au combat entre la droite et la gauche, c’est se préparer à la guerre précédente. C’est sur l’axe Juifs-Israéliens que se profile le prochain combat. Ceux qui sont d’abord Juifs font face à ceux qui sont d’abord Israéliens. » Pour Moshé Koppel, brillant professeur de mathématiques et d’informatique, « L’État n’a pas l’autorité de parler au nom du peuple juif ou de s’immiscer dans les affaires concernant la halakha (la loi juive). Un des centres de pouvoir où les Juifs (religieux) souffrent de sous-représentation scandaleuse est le système judiciaire. Ici, tout peut être jugé selon les valeurs du « public éclairé », c’est-à-dire celles des Israéliens éloignés du Judaïsme. » Il ajoute qu’il faudrait également en finir avec le monopole séculier sur les médias électroniques. Douze ans plus tard, Koppel aura les moyens de créer Kohelet, la puissante ONG qui sera à l’origine du vote de la loi discriminatoire Israël-État-nation du peuple juif en 2018 … Puis œuvrera en coulisse pour lancer de la grande refonte du système judiciaire mis en place par Benjamin Netanyahou.
Les ONG sont désormais accusées d’être des taupes d’une Europe antisémite…
Et l’Europe présente l’autre joue… Cela a toujours un peu existé, mais s’est renforcé à partir de 2009 avec le retour au pouvoir de Benjamin Netanyahou. D’abord par de véritables campagnes de haine sur les réseaux sociaux dirigées par l’organisation fasciste de droite Im Tirtzu, avec la bénédiction du pouvoir. Les dirigeants d’ONG anti-occupation sont nommément accusés d’être des taupes, d’encourager le terrorisme palestinien et de poignarder Israël dans le dos. Dans cette liste on trouve également les principaux écrivains israéliens, Amos Oz, David Grossman, et A.B. Yehoshua, accusés d’être des taupes gauchistes. En 2011, Netanyahou a fait voter une loi contre le boycott des colonies, une autre sur la « transparence des ONG », les obligeant à signaler à tous leurs interlocuteurs officiels les subventions qu’elles recevraient de l’étranger.
Plus récemment, dans le gouvernement actuel, il faut citer le rabbin Avi Maoz, placé par Benjamin Netanyahou à la tête d’une toute nouvelle agence de l’identité nationale juive. Nommé vice-ministre, homophobe et misogyne, il s’est donné pour mission de mener le combat contre les « forces impures » venues notamment du christianisme, qui ont, selon lui, le soutien des médias et s’attaquent au judaïsme de l’État d’Israël. « Nous devons, dit-il, protéger notre peuple et notre État des infiltrations d’éléments qui viennent de pays, d’organisations et de fondations étrangers. ». L’actuel gouvernement envisage de taxer les budgets des ONG de gauche, pourtant toutes déclarées associations à but non lucratif.
Pour vous, la maladie incurable de l’État-nation d’Israël a un nom : occupation…
Et ce ne sont pas les avertissements qui ont manqué. Déjà, en 1976, Yitzhak Rabin, Premier ministre, mettait en garde : « En l’absence d’accord, Israël risquerait de devenir un État apartheid. » En 2007, les dirigeants de Meretz, Shoulamit Aloni et Yossi Sarid, accusaient : « Israël impose une forme d’apartheid à la population palestinienne [dans les territoires occupés]. » La même année, Ehoud Olmert, chef du gouvernement, annonçait que « si la solution à deux États devient impossible, Israël se retrouvera dans la même situation que l’Afrique du Sud, face à un combat [palestinien] pour l’égalité du droit de vote et ce sera la fin d’Israël. » En 2017, Ehoud Barak, ancien Premier ministre, déclarait qu’« Israël se trouve sur la pente glissante qui mène à l’apartheid. » Et en 2021, Yehudit Karp, ancienne adjointe au procureur général, ajoutait : « C’est le terme utilisé par la loi internationale pour qualifier le genre de régime mis en place par Israël dans les territoires occupés.»
Le 7 septembre dernier, Tamir Pardo, qui fut le patron du Mossad de 2011 à 2015, a déclaré : « Les mécanismes israéliens de contrôle des Palestiniens, depuis les restrictions de mouvement jusqu’à leur placement sous la loi martiale, alors que les colons juifs dans les territoires occupés sont gouvernés par des tribunaux civils, sont à la hauteur de l’ancienne Afrique du Sud. ». Je suppose qu’en France il risque d’être accusé d’antisémitisme… À ce propos, je cite Wladimir Rabinovitch, écrivain, magistrat, militant sioniste jusqu’en 1967, qui décrivait en 1979, un phénomène de « schizophrénie morale » selon lequel : « La relation avec Israël imposerait à tout Juif une échelle de valeurs différentes selon qu’il s’agit d’Israël ou d’un autre État dans le monde. Il ne peut y avoir une vérité dans l’ordre juif, et une autre dans l’ordre universel. »
Cet entretien est aussi disponible sur le site de l’IRIS et sur MédiapartLeClub.