La Commission européenne a accepté la candidature de l’Ukraine en vue d’une adhésion à l’Union européenne déposée à la fin du mois de février. Il est rare, dans le cadre des candidatures d’adhésion à l’UE, que les choses se déroulent aussi rapidement. Cette décision n’est que la suite logique de la visite à Kiev le 16 juin dernier du président Emmanuel Macron, du chancelier Olaf Scholz et du président du Conseil des ministres Mario Draghi. Ces trois dirigeants, à la tête des trois plus importantes économies de l’Union européenne, renforcés par la présence du président roumain Klaus Iohannis représentant symbolique des pays de l’Est, ont déclaré lors de ce déplacement qu’ils étaient favorables à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne.
Le monde occidental semble majoritairement se féliciter d’une telle annonce, qui constitue un facteur d’unité au sein de l’Union et de solidarité envers l’Ukraine agressée. Pourtant, sur le long terme, cette annonce n’est peut-être pas une bonne décision, aussi bien pour l’Union européenne que pour l’Ukraine, et peut être encore moins bonne pour les trois pays ayant été à l’origine de cette décision. Elle répond à un besoin émotionnel. Elle est irraisonnée dans la mesure où toutes les conséquences induites n’ont pas été au préalable prises en compte. L’Union européenne a agi sous le coup de l’émotion pour témoigner de sa solidarité avec l’Ukraine martyre. Mais il n’est pas certain que l’adhésion à l’Union européenne, ou du moins l’acceptation de la candidature soit nécessaire et indispensable pour panser les plaies de l’Ukraine.
Les trois dirigeants à l’origine de cette annonce, Macron, Draghi et Scholz, se sont rendus en pénitence à Kiev. Ils semblaient en effet chercher à se faire pardonner de n’être pas suffisamment solidaires avec l’Ukraine, d’avoir conservé des liens pendant des années avec la Russie et de répondre à l’accusation selon laquelle en maintenant des liens avec la Russie, ils avaient fait preuve d’apaisement, mais qu’ils avaient également nourri l’agressivité de Vladimir Poutine. Une série de reproches à l’encontre de Berlin, Paris et Rome qui court beaucoup en Ukraine et en Europe de l’Est. Ces reproches peuvent être considérés comme injustifiés. Il est indéniable que ces pays ont maintenu un contact avec Vladimir Poutine, mais ce ne sont pas ces échanges qui ont conduit à la guerre.
Ayant déclaré qu’ils n’iraient pas à Kiev sans avoir quelque chose d’important à y annoncer, ils ont été contraints d’annoncer quelque chose d’important, à défaut d’être pertinent, une fois sur place.
Quel est donc le sens de ce feu vert à l’adhésion ukrainienne et quelle est sa signification ? Macron, Scholz et Draghi ont, face aux reproches liés à leur manque de solidarité envers Kiev, voulu réaffirmer leur soutien à l’Ukraine. Pourtant ces pays ont déjà voté sans barguigner des sanctions contre la Russie, sanctions qui leur coûtent très cher économiquement et dont ils sont indirectement les victimes. La France, entre Leroy Merlin, la Société Générale et Renault, a abandonné pour 7 milliards de créances en Russie. Ces trois pays ont également livré quantité d’armes à l’Ukraine et accueilli des réfugiés ukrainiens, sans débats ou oppositions comme ce fut le cas s’agissant de réfugiés originaires d’autres pays. Mais soutenir l’Ukraine ne veut pas dire accepter toutes les propositions et les demandes de ses dirigeants, ne jamais s’opposer à eux et suivre leur agenda. Cela n’est pas dans l’intérêt de la France, l’Italie ou l’Allemagne, ni même du reste de l’Union européenne.
Certains voient également dans cette décision un signal envoyé à la Russie, montrant que l’Ukraine bénéficie d’une protection occidentale. Les dirigeants russes, et singulièrement Vladimir Poutine, même s’ils ont commis de graves erreurs, ne sont pas stupides et ont bien vu que les Européens s’étaient depuis le début de la crise mobilisés aux côtés de l’Ukraine.
Le message de l’opposition de ces trois pays contre l’agression russe est clair, et ce même s’ils ont eu des relations avec Vladimir Poutine dans le passé. Ils n’ont pas caché leur soutien à l’Ukraine depuis le début de la crise et n’ont pas hésité à s’opposer frontalement à la Russie. À cet effet, le geste supplémentaire que constitue l’acceptation de la candidature de l’Ukraine à l’UE n’est pas nécessaire.
Ces pays portent en réalité la culpabilité collective de s’être déclarés solidaires de l’Ukraine sans pour autant pouvoir franchir le pas d’entrer en guerre à ses côtés contre Moscou, personne ne voulant voir se déclencher ce qui serait considéré comme une troisième guerre mondiale. Ce refus d’entrer en guerre, comme pourrait le souhaiter Zelenski, n’est pas le fait seulement de ces trois pays, mais bien celui de l’ensemble des Occidentaux, États-Unis en tête qui dès le début de la guerre avaient déclaré qu’ils n’interviendraient pas en Ukraine, envoyant ainsi une sorte de signal implicite à Vladimir Poutine.
Par ailleurs, cette acceptation de la candidature ukrainienne vient enterrer la récente idée d’une confédération qui avait été émise par Enrico Letta et par Emmanuel Macron, reprenant une vieille idée de Mitterrand à l’égard des pays de l’Est, celle d’une « Europe de plusieurs cercles ».
La perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne fait peser un double risque pour ces deux acteurs. L’Ukraine n’est en rien prête à adhérer à l’Union européenne, notamment d’un point de vue économique. Le choc de l’adhésion constituerait un choc économique terrible pour l’Ukraine, mais aussi pour les pays de l’Union qui devraient en supporter le coût. D’un point de vue politique, chacun sait qu’il existe en Ukraine des enjeux de gestion et de corruption qui n’ont toujours pas été réglés, et qui l’éloignent donc grandement des exigences européennes.
Mais cette potentielle adhésion dépendra de la suite que lui donneront les pays européens. Soit l’UE décide d’un commun accord de forcer les procédures et d’intégrer l’Ukraine bien qu’elle n’y soit pas prête. Soit l’Union respecte ses procédures, fait patienter Kiev très longtemps et créer de la frustration. L’Ukraine pourra, dans ce second cas, exprimer de nouveau le sentiment d’un lâchage, d’une trahison de la part de ces pays européens qui lui avaient fait la promesse d’une adhésion à venir.
Il est indéniable que le peuple ukrainien avait fait un choix européen fort, notamment avec la révolution de Maidan, qui constituait à la fois une façon de refuser l’influence russe en Ukraine, mais aussi l’incurie de leurs propres dirigeants. Le choix de l’Europe était un choix contre la corruption, et pour une gestion saine au service des populations.
Néanmoins, les dirigeants ukrainiens n’ont pas cette vocation européenne. Zelenski ne cesse de critiquer les pays européens qui n’acceptent pas toutes ses demandes alors qu’il critique beaucoup moins les États-Unis avec lesquelles il n’a eu de cesse d’afficher sa proximité, même à l’ère Trump. L’horizon de Zelenski est bien les États-Unis, mais il est prêt à apprécier les crédits et fonds structurels européens. Si l’Ukraine entrait rapidement dans l’Union européenne, on aurait donc un nouveau cheval de Troie américain en Europe, ce qui irait à l’encontre des projets et désirs d’autonomie stratégique européenne. Par ailleurs, l’adhésion de l’Ukraine serait un coup terrible pour l’agriculture française, ce alors même que la politique agricole commune est déjà en danger. Tout cela montre qu’il serait nécessaire de réfléchir, en France, en Italie ou en Allemagne, aux intérêts à long terme avant d’accepter les volontés des autres. L’acceptation de la candidature ukrainienne est à nouveau une décision du court terme. Sur le long terme, les Européens se rassurent en se disant qu’ils ont du temps, d’autant qu’il faudra que les 27 pays membres acceptent la candidature. Ils pensent gagner du temps en se déclarant favorables à une telle adhésion, mais ils pensent le contraire et en se disant que le temps va permettre de tenir l’Ukraine en lisière. Sauf si à nouveau les émotions s’emballent et que l’Ukraine bénéficie d’une procédure d’adhésion accélérée.
Cette décision constitue donc la défaite de la raison et le triomphe de l’émotion. C’est le triomphe de la volonté de panser les plaies d’une victime sans réfléchir aux causes et aux conséquences et c’est surtout le triomphe des pays de l’Est qui mènent le mouvement et qui guident désormais le rythme du processus européen. Quelque part, c’est aussi un triomphe américain et de façon encore plus ironique un triomphe du Royaume-Uni qui a quitté l’Union européenne, mais qui voit sa politique entérinée par ceux qui sont restés. La France, l’Italie et l’Allemagne n’osent plus affirmer leurs intérêts nationaux : cela paraît tabou et indécent. Ils ont préféré accepter les yeux fermés cette candidature, décision qui, prise dans la précipitation et dans l’émotion, ne conduit pas à des intérêts préservés ni à une situation rationnelle.
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