Maurice Vaïsse est professeur émérite d’Histoire des relations internationales à Sciences Po. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Diplomatie française : outils et acteurs depuis 1980 » qu’il a dirigé aux éditions Odile Jacob, et préfacé par Jean-Yves Le Drian.
Vous notez un accroissement du poids du président de la République en matière de politique étrangère. Vous écrivez que nous sommes passés de la conception, sous De Gaulle et Mitterrand, à la gestion directe, avec Sarkozy et Macron. Pouvez-vous développer ?
Deux considérations à cet égard :
- La politique étrangère a toujours été une prérogative essentielle des présidents de la Ve République (cf. le « domaine réservé ») ; ils disposent d’ailleurs d’une marge d’initiative infiniment plus grande que leurs homologues des autres démocraties occidentales. C’est le cas en particulier pour les décisions et la conduite des interventions extérieures.
- D’un autre côté, on a assisté, au cours de la Ve République, à une évolution qui dépend de deux critères : le tempérament ou la personnalité du président ; l’accélération du temps, due en particulier à l’instauration du quinquennat.
Le tempérament des présidents est en effet un facteur central de ce revirement : de Gaulle et François Mitterrand n’intervenaient pas dans le suivi diplomatique ; ils donnaient de grandes orientations et laissaient leurs ministres gérer les affaires. C’est ce que de Gaulle fit notamment avec Maurice Couve de Murville qui conduisit la politique étrangère de façon autonome, en particulier à Bruxelles. Il en est de même avec François Mitterrand qui fit preuve d’une entière confiance à l’égard de Roland Dumas. Cela ne signifie pas que ces présidents ne suivaient pas de près les affaires étrangères, et même qu’ils n’intervenaient pas dans le suivi, ce que de Gaulle fit par le moyen de notes, de lettres ou de rappels transmis par ses conseillers diplomatiques. Mais l’un comme l’autre eut la volonté de fixer le cap, soit lors des conférences de presse, soit en conseil des ministres. En dehors de gestes spectaculaires destinés à frapper l’opinion, l’un et l’autre s’abstinrent de s’impliquer personnellement dans la négociation directe. Il y a bien sûr des exceptions, l’une d’entre elles (probablement la plus étonnante) est le déplacement fait par De Gaulle à Turin le 4 avril 1962 (en pleine crise algérienne) pour sauver la énième version du Plan Fouchet[1].
Mais bien sûr, le critère essentiel est l’établissement du quinquennat, à partir de 2002, qui instaure une obligation de réussite, voire une contrainte de réussir suffisamment rapidement pour résoudre les crises et convaincre l’opinion. C’est le cas de Nicolas Sarkozy en 2008 lors de la crise des liquidités, conséquence de celle des subprimes. C’est également le cas d’Emmanuel Macron qui entend à l’automne 2017 convaincre ses partenaires européens de la nécessité de trouver une solution au problème des travailleurs détachés. Dans ces deux cas, on imagine mal le général de Gaulle et François Mitterrand faire de même.
Le réseau reste universel, mais les moyens se réduisent avec une coupe de 39% des effectifs entre 1980 et aujourd’hui. Selon vous, est-ce une politique cohérente ?
La réponse est non, bien sûr. La France se targue d’entretenir un réseau universel : environ 160 ambassades, une vingtaine de représentations permanentes. Mais c’est au prix de deux évolutions : l’adaptation du réseau à l’évolution du monde, et son amoindrissement réel. Je me permets de renvoyer aux cartes du réseau que nous avons placées au début du volume, qui portent les unes sur l’année 1986, les autres sur 2018. On y constate de façon frappante ces évolutions, en regardant par exemple le bassin méditerranéen et l’Asie. Mais, d’autre part, on a assisté à une hiérarchisation des ambassades en trois catégories : les 37 ambassades à vocation élargie (dont 8 à format d’exception) ; les 95 ambassades dites à missions prioritaires ; enfin, les 31 ambassades, dites postes de présence diplomatique. En tant qu’historien convaincu de l’intérêt de cartographier les réalités, j’avais eu l’idée de faire figurer cette répartition dans une carte ; j’en ai été dissuadé, et j’ai sacrifié au dogme de l’universalité du réseau. Même si le Premier ministre annonce le 28 août 2018 un soutien plus important aux initiatives locales, les ambassadeurs ont de plus en plus souvent recours aux « moyens du bord ». Bref, le lamento au sujet de l’argent public qui manque n’est pas près de se tarir. Et les coups de rabot successifs provoquent l’amoindrissement du réseau culturel par le remplacement de plus en plus fréquent des contractuels par des recrutés locaux.
Le quai d’Orsay est perçu comme conservateur et réticent aux réformes. Est-ce une légende ou une réalité ?
C’est une question embarrassante ; j’aurai tendance à répondre les deux. Corps social très restreint au regard des autres administrations (13 000 Équivalent temps plein contre plus d’un million à l’Éducation nationale et 273 000 au ministère des Armées), les diplomates ont une tendance instinctive à persévérer dans l’être et parfois dans l’entre-soi. Certains évoquent eux-mêmes cette allergie aux réformes. Ainsi Maurice Ulrich, qui a incarné plusieurs années de suite la politique européenne de la France, et qui a été le directeur de cabinet de plusieurs ministres pendant la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, évoque « les réformes en profondeur qui sont loin de faire l’unanimité dans le milieu feutré et plutôt conformiste des diplomates ». Mais d’un autre côté, quelle catégorie sociale ou professionnelle accueille sans aucune réticence les réformes ? Par sa proximité avec l’exécutif, le ministère des Affaires étrangères est probablement un de ceux qui respectent le plus les évolutions. Par ailleurs, des années 1970 à 2018, notre recherche dans les archives administratives du ministère des Affaires étrangères (MAE) démontre que la réforme est une constante de la période. Le livre témoigne de l’ampleur des adaptations réalisées tant dans l’organisation que dans les méthodes de travail du MAE.
Peut-être (l’étude mériterait d’être faite), le malentendu provient-il du fait qu’on évoque constamment des réformes sans les réaliser ou en ne les menant qu’en partie ? Bref, il s’agit d’un processus discontinu qui n’est pas propice à une véritable transformation. Et comme le dit très justement Pierre Sellal – ancien Secrétaire général du Quai d’Orsay (mars 2009-juillet 2014) -, « aucune volonté politique ou initiative n’a jamais été bloquée par un obstacle d’organisation, de même qu’une réforme de structure ne fait pas une politique ».
[1] Plan présenté (sous sa troisième version) par le gouvernement français d’une Union politique européenne fondée notamment sur « le respect de la personnalité des peuples et des États membres » – [NB : les notes ne sont pas de l’auteur].
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.