Depuis longtemps, hélas, Marianne nous habitue à des Unes sur les musulmans, proches de celles de Valeurs actuelles ou du Figaro Magazine. Je fus quand même étonné quand, à la télévision, Renaud Dély a accusé Edwy Plenel et moi-même de « complicité intellectuelle » avec Tariq Ramadan.
R. Dély établissait ainsi pour le public un lien entre nous et les accusations de viols qui pèsent sur T. Ramadan[1].
Le magazine Marianne, quant à lui, consacre sa Une du 3 novembre 2017 « aux irresponsables qui lui [T. Ramadan] ont déployé un tapis rouge », sous les plumes de Martine Gozlan et Caroline Fourest. Tout d’abord, un sujet d’étonnement. Pour avoir débattu avec T. Ramadan, ou simplement plaidé en faveur de sa libre expression, un lien est tissé entre nous et les accusations dont il fait l’objet. Je l’ai rencontré une fois et Edwy Plenel quelques fois. Cela ne nous permet aucun accès à sa vie privée. R. Dély et C. Fourest sont, en revanche, proches de Philippe Val. Ce dernier a été en tournée pendant plus de quinze ans avec Patrick Font, condamné pour des actes de pédophilie. Il devait pourtant, pour avoir partagé déplacement et hébergement, en connaître davantage sur la vie privée de P. Font, qu’E. Plenel et moi-même en connaissons sur celle de T. Ramadan. Si R. Dély et C. Fourest se plaçaient sur le terrain des principes, ils se montreraient bien plus accusateurs envers P. Val. Mais, des principes, ils n’en ont guère. Leur boussole ne connaît que deux pôles : ami/ennemi. Quel que soit son comportement, un ami sera exonéré, quand, quel que soit le sien, un ennemi sera jugé coupable sans autre forme de procès.
Dans un État de droit, c’est à la justice de trancher. Si T. Ramadan a fait ce dont il est accusé, il doit être puni à la hauteur de l’atrocité des actes. Mais établir un lien entre ses éventuels crimes et le fait d’avoir débattu avec lui est un procédé indigne, contraire aux règles de la déontologie journalistique. A-t-on reproché à tous ceux ayant accompagné Dominique Strauss-Kahn ou l’ayant soutenu au Parti socialiste (PS) d’être responsables des actes pour lesquels il a été ultérieurement mis en cause par la justice ? La réponse est non. Et c’est heureux. Son comportement était pourtant connu. Jean Quatremer avait même publié un article de mise en garde lorsqu’il était parti à Washington, expliquant que ce qui se déroulait en France ne pourrait se passer aux États-Unis. C’est ce dernier qui avait été mis en cause à l’époque. A-t-on accusé de complicité les écologistes qui ont soutenu Denis Baupin ? Bien sûr que non.
Dire que T. Ramadan a le droit de s’exprimer ne signifie pas être en accord avec sa pensée, notamment sur les questions sociétales. Mais quel paradoxe que ceux qui martèlent sans cesse être Charlie veulent faire taire ceux qui sont en désaccord avec eux.
L’article de M. Gozlan en dit en fait davantage sur elle que sur T. Ramadan. Elle le commence ainsi : « Sans eux [Alain Gresh, Edgar Morin, Edwy Plenel et moi-même] il ne serait rien. Ils ont mis Ramadan en orbite ». Ce raisonnement est significatif de ses préjugés. D’après elle, les musulmans auraient besoin que des intellectuels non musulmans leur désignent ceux en qui ils doivent avoir confiance. Comme s’ils ne pouvaient les déterminer eux-mêmes et, incapables de jugement, devaient s’en remettre à d’autres. Bref, un vieux réflexe colonial : les Arabes nécessitent d’être guidés.
S’il est certain que T. Ramadan bénéficie d’un écho auprès des musulmans français, ce n’est pas parce qu’il aurait reçu l’onction d’Edgar Morin, Alain Gresh, Edwy Plenel ou moi-même. C’est parce qu’ils apprécient son discours, qu’on soit ou non d’accord avec celui-ci. Plus que les noms cités, qui lui auraient déroulé un « tapis rouge », d’autres éléments peuvent expliquer son succès, notamment auprès des jeunes musulmans. Tous ceux qui ont souhaité lui ôter le droit de s’exprimer, plutôt que de lui apporter la contradiction, ont contribué à son aura. Le tir de barrage dont il a été l’objet fut le fait de personnes qui, généralement, se montrent peu favorables aux musulmans et, surtout, hostiles à toute organisation autonome de leur part. Cela a renforcé leur sentiment d’être mieux représentés par T. Ramadan.
Si je m’en suis pris à Caroline Fourest dans Les intellectuels faussaires, ce n’est pas à propos de son livre sur Tariq Ramadan, mais pour l’ensemble de son « œuvre », faite d’arrangements avec la vérité, de calomnies, au point que j’avais titré « Serial menteuse » le chapitre la concernant. Elle n’a jamais directement répondu à ce que j’y écrivais, pas plus qu’elle n’a répondu à ce que j’ai écrit dans Les pompiers pyromanes. Elle préfère m’accuser « en off » d’être payé par le Qatar, d’être « islamiste », ou rappeler sans cesse une décision de justice qui me fut défavorable pour un livre publié en 1994 ![2]
Je note par ailleurs que Marianne est bien en mal, comme il le fait pour les autres personnes mises en cause, de publier une photo où je suis en présence de T. Ramadan.
J’ai connu dans le passé une autre Martine Gozlan. Sans doute un homonyme. Cette Martine Gozlan là était venue, à de nombreuses reprises, participer à l’émission de géopolitique que j’animais sur Radio Orient. Cette Martine Gozlan là se montrait non seulement amicale avec moi, mais estimait injuste le procès qui m’avait été fait pour ma note adressée au PS en 2001, où, alors que je plaidais pour l’application des principes universels au Proche-Orient, on m’avait accusé d’antisémitisme. C’est également une Martine Gozlan que j’avais croisée au restaurant Chez Jenny en 2012, en compagnie de son fils. Ce dernier m’avait dit avoir apprécié mon ouvrage Les intellectuels faussaires. Elle semblait alors heureuse d’afficher notre bonne entente. C’est également cette Martine Gozlan là qui précisait combien Marianne avait changé depuis que Jean-François Kahn n’était plus à sa tête. Si j’étais l’horrible personnage décrit dans son article, je me demande d’ailleurs pourquoi, il y a un mois, l’assistante de J-F Kahn m’a appelé pour me demander de participer en tant que conférencier à une croisière que Marianne organisait.
M. Gozlan peut écrire, sans s’étouffer de rire, qu’Alain Finkielkraut s’est attiré la haine de T. Ramadan « malgré son soutien de toujours à la cause palestinienne ». Au-delà du fait qu’A. Finkielkraut peut paraître assez peu équilibré et universaliste dans son approche du conflit israélo-palestinien, il est certain que ses jugements péremptoires sur les noirs et les Arabes sont inscrits dans les mémoires de ces derniers. Lorsque M. Gozlan évoque le lien qui m’unirait à T. Ramadan, à savoir la mise en cause obsessionnelle d’Israël bien au-delà des choix politiques de l’État hébreu, elle trahit sa propre défense obsessionnelle d’Israël. Car c’est bien là le fond du problème, mal assumé, qui ne peut que la mettre mal à l’aise par rapport à un juif universaliste comme Edgar Morin. En effet, ceux qui sont jetés en pâture à l’opinion publique sont en réalité davantage visés pour avoir dénoncé l’occupation israélienne que d’avoir débattu avec T. Ramadan. Bien sûr, il ne s’agit en aucun cas d’un complot, contrairement à ce que certains soutiens de T. Ramadan fantasment. Mais l’effet d’aubaine est assez peu dignement saisi par certaines personnes.
[1] cf. ma réponse : https://blogs.mediapart.fr/pascalboniface/blog/021117/renaud-dely-l-homme-presse-le-journalisme-bacle-la-deontologie-torpillee
[2] Je réponds d’ailleurs à la totalité de ces accusations dans le deuxième chapitre de mon ouvrage Les pompiers pyromanes : « L’air de la calomnie ».
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