Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po Paris, répond à mes questions à l’occasion de la parution de « L’heure du Sud » aux éditions Les liens qui libèrent, qu’il a co-dirigé avec Dominique Vidal, journaliste et historien.
Vous évoquez une « Déclientélisation » du monde
Nous sortons de plusieurs siècles de « verticalité », durant lesquels le système international n’existait que par l’institutionnalisation de relations asymétriques entre un « centre » européen, puis euro-américain, et une périphérie qui était conquise, puis colonisée et enfin clientélisée dans la période immédiatement post-coloniale. Depuis quelques années, cette dernière construction est sérieusement mise à l’épreuve : le Sud global naît en partie de cette volonté active de dépassement de tels liens, et d’une propension à revendiquer une « horizontalité » des relations internationales… Son unité est subjective : elle se fait dans une commune perception des mutations de la scène internationale…
Selon vous, la « bataille du sens » ne fait que commencer, c’est-à-dire ?
Tant qu’on était dans une logique de verticalité, la bataille de sens était marginale, à la limite exclusivement contestataire puisque le « centre » du système international se faisait l’unique producteur d’un sens qui se voulait par nature universel. Dès lors que ce stade est dépassé, la bataille de sens prend toute son ampleur, en affichant pleinement sa prétention contestataire, mais en visant désormais aussi un double objectif : réinterpréter les événements internationaux communément subis par tous les États de la planète et se lancer dans la nouvelle « bataille des normes », celle qui vise à substituer de nouvelles normes internationales à celles jadis unilatéralement définies et imposées par les vielles puissances euro-américaines…
N’y a-t-il pas un échec de la guerre ? Tous ceux qui les lancent les ont en général perdues et pourtant le rythme continue…
Absolument et c’est bien dans la ligne de ce qui a été développé dans L’Art de la paix (Bertrand Badie, paru récemment chez Flammarion). La contradiction est lourde : les guerres sont de plus en plus coûteuses et destructrices, mais elles « rapportent » de moins en moins, elles ne débouchent plus sur cette victoire qui devait « terrasser l’ennemi », donner un ascendant définitif au plus fort et redessiner l’ordre international en sa faveur. Souvent ces guerres tournent même à l’avantage du plus faible, ce dont a beaucoup profité le Sud global pour s’affirmer et passer ainsi de l’état passif à celui de membre actif du système international. Pourtant, les princes de ce monde restent attachés au jeu martial, pour des raisons de conviction, de culture, mais aussi d’intérêt, car il ne faut pas oublier que l’État fait la guerre et la guerre fait l’État : c’est pourquoi celle-ci continue de plus belle…
La France est-elle en train de manquer son rendez-vous avec le « Sud global » ?
La France ressemble à toutes les vieilles puissances, dans le conservatisme, voire la nostalgie du regard que ses dirigeants portent sur le monde. Ceux-ci croient qu’il suffit de débarquer au Liban, au Proche-Orient ou en Afrique sahélienne et de pratiquer la « verticalité » en donnant ses conseils, parfois ses « leçons », pour tout régler des problèmes des autres, mais ça ne marche plus ! Peut-être que la France est dans une situation plus délicate que ses semblables, parce qu’elle a souffert d’une décolonisation plus difficile et moins réussie que les autres. Plus lente que la décolonisation britannique, elle a dû se confronter à au moins deux guerres coûteuses. Plus précoce que la décolonisation portugaise, elle n’a jamais su cependant rompre le lien de clientèle avec ses anciennes « possessions ». Aujourd’hui, les différents gouvernements ont non seulement du mal à « normaliser » leurs rapports avec celles-ci, mais aussi à se positionner en rapport avec les nouvelles puissances émergentes ou émergées : sont-elles à ses yeux des « clients économiques » aptes à ranimer notre commerce extérieur ? Des relais de la présence française dans le monde, quelque peu amoindrie ? Les « nouveaux ados » des relations internationales contemporaines ?
Cet article est également disponible sur Médiapart et le site de l’IRIS.