Essayiste franco-tunisien, Hatem Nafti répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne, préfacé par Gallagher Fenwick, aux éditions Riveneuve.
Vous parlez d’un populisme sans le peuple…
Si nous considérons la définition classique du populisme telle que formulée par le politologue néerlandais Cas Mudde, nous voyons que celle-ci s’applique parfaitement à Kaïs Saïed. En effet, Mudde définit le populisme comme « une idéologie peu substantielle (« thin ideology ») qui considère que la société se divise en deux camps homogènes et antagonistes, le peuple pur et l’élite corrompue, et qui affirme que la politique devrait être l’expression de la volonté générale du peuple ». Cette vision se retrouve jusque dans le slogan de campagne de 2019 du maître de Carthage : « le peuple veut » ( الشعب يريد).
Le problème, c’est que ce populisme n’est pas populaire si l’on considère les taux de participation aux scrutins organisés par le régime depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021. Le referendum constitutionnel de 2022 n’a attiré que 30% d’électeurs quand les élections législatives et locales ont été marquées par un taux d’abstention record, autour de 11%.
Il est toutefois important de souligner que cette abstention ne signifie nullement que 9 Tunisiens sur 10 rejettent Kaïs Saïed. Le président tunisien arrive à proposer un narratif qui sied à une partie significative de la population. Tous les problèmes de la Tunisie seraient le fruit d’un complot généralisé. Chaque complot désigne à la vindicte populaire un bouc-émissaire (anciennes élites, Etat profond, migrants, puissances étrangères, spéculateurs…). Ce narratif est angoissant dans la mesure où il maintient une tension permanente mais également rassurant car il permet de faire corps autour de ce président qui s’en prend à tous ces boucs-émissaires. Pour résumer, on peut dire que Saïed ne rassemble pas tant sur un projet qu’il n’agrège une série de rejets.
La question migratoire est devenue centrale ?
Les enjeux migratoires ont toujours revêtu une importance en Tunisie mais il est vrai que les bouleversements géopolitiques dans la région ont accru la question ces dernières années.
D’une part la déstabilisation de la Libye et l’instabilité au Sahel ont augmenté les déplacements de populations, d’autre part, des accords migratoires avec le Maroc, l’Égypte et la Turquie, ont fait de la Méditerranée centrale (Tunisie et Libye), le point de passage privilégié vers l’Europe. Rappelons que l’Italie est à moins de 150 kilomètres des côtes tunisiennes.
Ce qui a changé avec Kaïs Saïed, c’est l’approche raciste et complotiste du sujet. Le président tunisien explique tous les dysfonctionnements par un complot. En faisant sienne la théorie du « Grand remplacement », le président a exacerbé les tensions raciales et provoqué des drames. Le 21 février 2023, un communiqué du Conseil national de sécurité dénonce : « la horde de migrants clandestins d’origine subsaharienne » qui sont source « de violences, de crimes et de comportements inacceptables ». Le chef de l’État estime que ces flux feraient partie d’une « entreprise criminelle » remontant, dont l’objectif serait « la modification de la composition démographique tunisienne » dont « le but inavoué est de considérer la Tunisie comme exclusivement africaine au détriment de ses composantes arabes et musulmanes ». Le président accuse des « parties » d’avoir reçu « de grosses sommes d’argent depuis » dans le but d’aider au « peuplement des populations subsahariennes ». Après des scènes de « chasse à l’homme noir » qui ont duré une semaine, la situation s’est calmée. Depuis, des périodes d’accalmie succèdent à des épisodes de répression. Depuis le début de l’année 2024, ce sont les associations d’aide aux migrants qui sont dans le collimateur des autorités. Plusieurs dirigeants d’ONG sont incarcérés, accusés de blanchiment d’argent et d’aide à l’installation des migrants. L’État préfère se défausser sur ces maillons faibles que de tenir tête aux voisins algérien et libyen qui laissent passer les migrants et les Européens qui paient pour que la Tunisie les garde sur son territoire.
Régime autoritaire, comme sous Ben Ali, mais sans la croissance économique ?
Sous Ben Ali, il y avait une sorte de pacte tacite entre la population et les gouvernants qui peut se résumer dans « la liberté contre la stabilité économique ». Aujourd’hui, le pays fait face à une grave crise économique tout en ayant abandonné la liberté. Les pénuries alimentaires sont légion et Saïed attribue cela à des complots oudris par les ennemis du pays. Début 2023, le président a refusé un prêt du FMI au motif qu’il était conditionné à des réformes antisociales : baisse de la subvention des matières premières, restructuration des entreprises publiques et réduction de la masse salariale du secteur public. Pourtant, le pays continue à s’endetter et la baisse des compensations se fait par un moyen détourné : pour préserver sa réserve en devises, l’État rogne sur l’importation de certains produits de première nécessité, obligeant ainsi les citoyens à acheter des produits au prix du marché.
Kaïs Saïed entend également changer le système de production en introduisant le concept d’entreprises communautaires, sorte de coopératives territorialisées, chapeautées par l’État. Mais ce projet, censé résorber le chômage des jeunes, n’attire pas grand monde. Malgré de nombreuses incitations, seules 70 entreprises ont vu le jour en deux ans.
La France et l’Europe semblent accepter paisiblement la situation politique en Tunisie…
Mon livre est un clin d’œil aux ouvrages « Notre ami le roi » (G. Perrault, Gallimard, 1992) et « Notre ami Ben Ali » (N. Beau, et JP. Tuquoi, La Découverte, 2011), mais il fait également référence à une phrase d’Emmanuel Macron, tenue fin 2022 en marge du sommet de la Francophonie. Interrogé sur la répression croissante, le président français a indiqué son attachement au « mouvement » que connaît la Tunisie (en référence au coup d’֧tat) et a qualifié d’ami son « homologue ». La position de la France et plus généralement de l’Europe s’explique d’abord par la question migratoire. En pleine répression des migrants subsahariens, en juillet 2023, Ursula von der Leyen, Giorgia Meloni et le Premier ministre néerlandais Mark Rutte se sont déplacés à Tunis pour signer un mémorandum d’entente. Contre une meilleure coopération en matière migratoire, Bruxelles s’engage à verser des aides financières. Par ailleurs, les Occidentaux en général ne souhaitent pas voir Tunis, qui est arrimée à l’Ouest depuis Bourguiba, se tourner vers ses adversaires russes, chinois et iraniens. Cela explique la timidité de leur réaction face au tournant autoritaire.
Cet article est également disponible sur le site Médiapart et sur le site de l’IRIS.