Journaliste franco-russe, grand reporter indépendante et correspondante à Moscou pendant 10 ans, Elena Volochine répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Propagande, l’arme de guerre de Vladimir Poutine, aux éditions Autrement
Dès 2013, le général Guerassimov exprime une vision de la guerre moderne…
On l’appellera la « doctrine Guerassimov », même si le chef d’État-major des armées russe était davantage l’un des exécutants que l’auteur de ces méthodes de guerre non conventionnelle qui seront déployées à grande échelle en Ukraine. Elles ont notamment été mises en œuvre par le KGB lors de la dislocation de l’Union soviétique, pour créer des foyers insurrectionnels permanents là où Moscou voulait conserver ses zones d’influence. Le 26 février 2013, soit un an avant le début des manœuvres visibles d’annexion de la Crimée, Guerassimov propose de systématiser ces méthodes lors d’un colloque de militaires : « L’étude des méthodes de confrontation favorise désormais un emploi étendu des mesures politiques, économiques, informationnelles, humanitaires et d’autres mesures non militaires, […] en tenant compte du potentiel de protestation de la population. Tout cela est complété par des mesures militaires à caractère secret, y compris la mise en œuvre de mesures de confrontation informationnelle et des actions des forces d’opérations spéciales. L’usage officiel de la force, sous couvert d’une mission de maintien de la paix et de régulation de la crise, ne doit être mis en œuvre qu’à un certain stade, principalement pour parvenir au succès final dans le conflit. » C’est ainsi que, dès le mois de novembre 2013, Moscou déploie un front informationnel et opérationnel contre la révolution pro-européenne de Maïdan, qui mobilise et soude les populations de Crimée, du sud et de l’est de l’Ukraine autour du mythe de Vladimir Poutine. Galvanisées par cette propagande, elles se dressent contre un ennemi imaginaire – le « nazi » de Kiev – et offrent à Vladimir Poutine un bouclier qui légitimise ses manœuvres secrètes, présentées comme des opérations de « défense » de ces populations.
On assiste en même temps à l’élaboration d’un mythe nazi et à la réhabilitation de Staline…
Précisément, parce que pour justifier son ambition aux yeux du « monde russe » qu’il projette de réunifier, il fallait la figure incontestable d’un ennemi. Vladimir Poutine rejoue la Grande Guerre Patriotique et, à partir de 2014, réhabilite son grand vainqueur, Joseph Staline. Pour, au terme de la décennie 2012-2022, réécrire les livres d’Histoire, qui désormais, tout comme Vladimir Poutine dans certains de ses discours, trouvent des raisons honorables à la terreur d’État stalinienne (dans leurs dernières versions autorisées, les manuels scolaires russes ne parlent d’ailleurs pas de la « Grande Terreur » ; dans celui cosigné par VIatchelsav Nikonov – le petit-fils de Viatcheslav Molotov, chef du gouvernement, puis ministre des Affaires étrangères de Staline –, en circulation jusqu’en 2021, le GOULAG n’est mentionné qu’une seule fois, en tant qu’opportunité pour les prisonniers soviétiques de réaliser leurs talents). Je reviens en détail dans mon livre sur cette propagande historique, sur la manière dont elle est enseignée dans les écoles russes, sur les parallèles entre ces récits et ceux de Staline, notamment au sujet des « nazis ukrainiens » ; de Stepan Bandera au régiment Azov, en passant par l’organisation Pravy Sektor née sur Maïdan, je démystifie ces discours, en remontant jusqu’à la propagande russe pendant la révolution Orange de 2004. Pour que chacun puisse se faire son opinion, une fois les faits remis à leur bonne place.
Quels sont les espaces ou les groupes de personnes qui peuvent échapper à la propagande comme moyen principal ou unique d’information ?
La propagande en Russie est omnisciente et s’immisce dans la vie des individus dès l’école maternelle. Je dirais que ceux qui y résistent sont avant tout de ceux qui ne laissent pas leur affect dominer leur raison. La propagande « doit toujours faire appel au sentiment et très peu à la raison » ; voilà une prescription tirée de Mein Kampf, qui résume bien le mode opératoire. Celle qui irrigue le « monde russe » est bien différente de celle dirigée vers l’extérieur : féroce, elle est un flot de haine discontinu envers les ennemis de la « Russie plurinationale » de Vladimir Poutine. Certains, dans cet espace culturel et informationnel, se mettent à haïr les Occidentaux, dans une confrontation avec nos modèles démocratiques qui leur apparaît comme existentielle. Ils ne veulent rien rater, sont très actifs, s’adonnent à la délation. D’autres sont inféodés par la peur. Ils se réfugient dans un espace « apolitique » et abandonnent toute velléité de comprendre ; ils vivent bien dans le rôle passif qui leur est dévolu : « l’État sait mieux ». C’est ce « ventre mou » – sans doute, la catégorie la plus nombreuse jusqu’en 2022 – qui s’est scindé au lendemain de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine ; par exemple, la nounou de ma fille, qui jusqu’alors, ignorait tout de la chose politique, est sortie protester en solitaire en se cousant la bouche. Nous ne sommes pas égaux face à la peur, aux faiblesses et aux arrangements avec la morale. Les êtres humains réagissent différemment, mais l’imposition d’une réalité parallèle engendre des comportements stéréotypés.
Vous parlez d’un syndrome de Stockholm de la population russe. Qu’est-ce que cela signifie ?
C’est une notion clinique, avancée par des psychologues russes pour expliquer l’aliénation de leurs concitoyens par la propagande. Selon une thérapeute que je cite dans mon livre : « c’est une adaptation névrotique forcée à des conditions de vie insupportables. Cette adaptation naît d’une frustration profonde par rapport au besoin, d’une impossibilité de l’assouvir par un autre moyen qu’en s’associant à son agresseur. » Cette aliénation est d’autant plus éloquente dans les territoires d’Ukraine envahis par la Russie : depuis 2014, nombreux sont ceux qui y sont convaincus que Vladimir Poutine est « le seul qui puisse ramener la paix ». Dans la région de Belgorod, au sud de la Russie, en proie aux combats et aux bombardements, les habitants ont massivement voté pour Vladimir Poutine lors du dernier scrutin présidentiel, plaçant en lui leurs ultimes espoirs de salut. C’est la prouesse du dirigeant russe : faire croire aux Russes qu’il n’est pas le faiseur de problèmes, mais le redresseur de torts. « La Russie ne commence pas les guerres, elle les termine ». Trop de mes concitoyens continuent de le croire, et j’ai voulu expliquer comment un tel renversement est possible.
Cet article est également disponible sur Médiapart et sur le site de l’IRIS.