« L’art de la paix » – 4 questions à Bertrand Badie

Professeur émérite à Sciences Po Paris, spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage L’art de la paix aux éditions Flammarion.

L’hégémonie, le plus grand ennemi de la paix ?

Paradoxalement, on a souvent associé paix et hégémonie, surtout, bien sûr, à l’initiative de ceux qui dominent ou prétendent dominer la scène internationale. Ainsi, le courant main stream de la science politique présente, à l’initiative notamment de Robert Gilpin, l’hégémonie étatsunienne comme un facteur irremplaçable de stabilité. On parle ainsi de pax americana comme on parlait jadis de pax romana. Même si l’idée pouvait faire en partie sens en d’autres temps, elle n’est plus recevable aujourd’hui. D’abord, la mondialisation et son jeu d’interdépendance affaiblissent les vertus stabilisatrices de l’hégémonie d’autrefois, ensuite parce que celle-ci suscite aujourd’hui des capacités et des formes de résistance qui se révèlent très vite belligènes et infiniment plus productives d’énergie sociale disruptive.

Inclusion, reconnaissance, altérité en seraient à l’inverse les meilleurs alliés…

Je ne dirais pas « alliés », mais réellement constitutives. On a commis l’énorme erreur, depuis des siècles d’histoire européenne, de concevoir la paix comme « la guerre en creux », d’oublier que la première avait des vertus propres qui lui donnent une consistance allant bien au-delà de la trêve ou du cessez le feu. On en a même oublié de définir la paix, de la considérer d’abord comme un état qui est au moins aussi naturel que l’ordre conflictuel. La paix est un accomplissement complexe qui renvoie à la conception aristotélicienne quelque peu délaissée de la coexistence entre humains. Au temps de la mondialisation, cette exigence fonctionnelle ne peut s’accomplir que dans l’inclusion globale de tous (y compris des Palestiniens ou des Kanaks), dans le respect de leur droit propre et dans la reconnaissance de leur histoire particulière. Le sujet est particulièrement sensible au temps de la communication généralisée : si cet impératif n’est pas respecté, il engendre l’humiliation, laquelle peut déboucher sur la rage…L’altérité devient ainsi non seulement une exigence sine qua non, mais le principe jusqu’ici caché de la vraie paix…La paix prend alors tout son sens et se trouve érigée en principe et non en circonstance…

L’humiliation, principale source de péril ?

Oui, car l’humiliation agit par deux fois contre la paix. Comme subjectivité, comme sentiment, elle entrave l’inclusion, crée la défiance, renferme celui qui en est victime dans le ressentiment et suscite des replis identitaires durables rendant la mondialisation conflictuelle. Comme donnée stratégique, elle est manipulée par les entrepreneurs politiques pour légitimer leur intransigeance et pour construire, à la façon de Vladimir Poutine, leurs actions agressives comme modes d’acquisition d’un soutien populaire auprès d’une population à laquelle ils prétendent offrir la restauration d’une capacité perdue ou une identité bafouée. En cela, la paix a un ascendant sur la guerre : elle seule peut viser le véritable équilibre qui n’est plus celui de la force (toujours fragile et provisoire) mais celui de la reconnaissance réciproque… Et qu’on ne me parle pas d’utopie : dans un monde globalisé et interdépendant, l’altérité respectueuse est la posture la plus économique et la plus utilitaire !

L’éducation, le remède ? Jusqu’ici, on parle moins des artisans de la paix que de ceux de la guerre…

Avec l’appropriation sociale croissante des relations internationales, la paix positive est de plus en plus dépendante des comportements sociaux…et de moins en moins des stratèges et de la géopolitique telle qu’on l’a entendue. D’où l’importance de plus en plus déterminante de l’éducation. On n’est plus au temps des « hussards noirs » de la République, mais en celui de la mondialité. Il faut apprendre dès l’enfance à être ces « piétions d’une mondialisation pacifique ». Ce qui implique une réforme profonde de nos programmes. Dès le primaire, il convient d’éduquer les plus jeunes à la sécurité globale et planétaire pour faire de chacun un acteur des nouvelles sécurités : climatique, sanitaire, alimentaire… Dès le primaire, il faut apprendre, et tout au long de la vie, l’histoire, la culture, l’art et la littérature de l’Autre. Il n’est pas normal qu’on nourrisse le mépris belligène par l’ignorance : celle des empires chinois multimillénaires, celle du riche passé précolonial africain qui existait avant « qu’on apporte la civilisation aux races inférieures » comme il fut cruellement dit, celle du monde arabe, indien, etc… Dès le primaire, il faut enseigner l’histoire de la paix avant celle de la guerre : il est préoccupant que le jeune écolier n’aborde l’histoire de France que par ses seules chroniques martiales….

 

Cet article est également disponible sur Médiapart et le site de l’IRIS.