François Cailleteau, qui a fini sa carrière militaire comme chef du contrôle général des armées, est l’un des plus fins analystes des questions militaires en France. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution « La direction de la guerre » aux éditions Economica.
Contrairement aux apparences, le financement de la guerre n’est plus un problème majeur aujourd’hui comme autrefois…
Dans les économies développées qui sont les nôtres, le financement des armées et de la guerre n’est plus un problème insurmontable comme il l’était au XVIIe ou XVIIIe siècle où la production de biens suffisait à peine à satisfaire les besoins élémentaires de la population. D’où, d’ailleurs, le fait que les guerres s’arrêtaient souvent du fait de l’incapacité des États de les poursuivre. Dès le début de la révolution industrielle, les choses ont commencé à changer, comme le montrent les guerres napoléoniennes. Et, bien sûr, la capacité de financer la préparation ou la conduite de la guerre s’est encore plus développée au XXe siècle. Ce n’est donc plus qu’un problème de choix dans l’allocation des ressources, beurre ou canons comme on disait dans l’entre-deux-guerres. L’augmentation parfois considérable des dépenses militaires des pays européens de l’OTAN aujourd’hui montre bien cette réalité. Mais, bien sûr, il est toujours difficile politiquement de changer de façon importante l’allocation des ressources.
Il est toujours difficile d’abandonner des pratiques valorisées, de prendre en compte le progrès dans la pensée tactique et stratégique…
Il est naturel de vouloir conserver ce qui a bien fonctionné jusque-là. Et il est difficile d’anticiper ce que de nouvelles pratiques ou de nouveaux moyens peuvent apporter aux performances des armées. C’est particulièrement ardu quand il ne s’agit pas d’un perfectionnement de l’existant, mais d’un changement drastique. Abandonner le cheval au profit de l’engin motorisé heurtait des traditions séculaires tout en obligeant à concevoir tout un système nouveau sans être tout à fait assuré de sa fiabilité. Il en va de même aujourd’hui avec les moyens aériens, où l’évolution des techniques remet en question la présence de pilotes sur les nouveaux engins. Il est donc normal que se fasse jour une résistance au changement. D’où l’importance d’un dispositif permettant d’assurer sans tabou une veille du changement et une réflexion sur ses conséquences. Elle suppose une organisation très ouverte associant les utilisateurs militaires, les concepteurs et constructeurs des matériels, mais aussi des interlocuteurs extérieurs non attachés aux systèmes en vigueur par leurs traditions ou leurs intérêts.
L’erreur la plus commune est de ne pas définir avec précision le résultat recherché et de s’assurer que l’intérêt international est assez fort pour justifier la guerre…
L’histoire, y compris dans les périodes les plus récentes, montre la fréquente légèreté des décisions d’emploi de la force des armes. La France de Louis XV n’avait rien à gagner dans la guerre de succession d’Autriche, celle du président Sarkozy pas plus en Libye. Il convient donc d’abord de mesurer l’intérêt national. Insistons sur l’adjectif national : dans les deux exemples précédents, il y avait des causes méritant quelque intérêt, sûrement davantage dans le cas américain que dans le cas libyen. Par contre, ce n’était pas l’intérêt de la France qui n’a pas, quoi qu’on en dise, à se mêler de tout dans le monde. Au surplus, il faut aussi vérifier l’adéquation des moyens à l’action envisagée. Ruiner les finances de l’État pour soutenir la cause américaine fut une décision fatale pour Louis XVI. Et que dire de la déclaration de guerre à la Prusse en 1870 alors que la moindre attention à l’état de l’armée prussienne parfaitement décrite par notre attaché militaire, notre isolement diplomatique et, au contraire, la réunion des États allemands auraient dû conduire à rester en paix. D’où l’intérêt d’un dispositif associant, avant la prise de décision, politiques, militaires, diplomates, financiers. On peut se tromper collectivement, mais c’est moins probable que l’erreur d’un seul. Et si l’on a pris soin d’organiser ce travail, il ne nuira pas à l’action.
Vous doutez de l’utilité d’un futur porte-avions pour la France…
La France est, pour un temps dont l’échéance n’est pas prévisible, confrontée à la menace de l’expansionnisme qui s’est manifestement emparé des dirigeants de la Russie, renouant d’ailleurs avec une tradition séculaire. Par ailleurs, elle n’a pas à se mêler des querelles pouvant agiter les très grandes puissances qui bordent le Pacifique où elle n’a que des intérêts mineurs et non menacés. Dans ces conditions, il paraît logique de concentrer nos efforts sur la menace en Europe et dans les mers qui la bordent où l’utilité du porte-avions est limitée. À vrai dire, la question de l’utilité du porte-avions est tranchée depuis longtemps puisqu’on a choisi de n’en avoir qu’un et qu’il n’est disponible que les deux tiers du temps. Cela signifie que l’on a admis pouvoir s’en passer.
Cet article est également disponible sur Médiapart et le site de l’IRIS.