Valérie Niquet est spécialiste des relations internationales et des questions stratégiques en Asie à la Fondation pour la Recherche stratégique. Marianne Péron-Doise dirige l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique à l’IRIS. Elles répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage L’Indo-Pacifique. Nouveau centre du monde, aux éditions Tallandier.
1/ L’Indo-Pacifique semble avoir supplanté le terme Asie-Pacifique. Pourquoi ?
Le passage du concept d’Asie-Pacifique à celui d’Indo-Pacifique reflète les évolutions géopolitiques, stratégiques et économiques depuis la fin de la guerre froide. Il reflète aussi la globalisation croissante des échanges, qui interdit de maintenir une coupure sémantique et opérationnelle artificielle entre l’océan Indien et le Pacifique. Les États-Unis, qui dominaient stratégiquement l’espace Asie-Pacifique après la Seconde Guerre mondiale, forts de leurs réseaux d’alliances bilatérales, ne sont plus les seuls acteurs significatifs dans une région qui inclut désormais le Pacifique et l’océan Indien, de l’Asie du Sud-Est aux côtes africaines. Ce sont des routes commerciales majeures qui traversent cet espace, vitales pour l’Europe, qui établissent un lien direct entre sa sécurité et la stabilité de l’espace Indo-Pacifique, et les grandes puissances à échelle mondiale que sont la République populaire de Chine mais aussi le Japon, la Corée du Sud et l’Inde. Ce sont des enjeux de sécurité qui touchent l’ensemble de cet espace maritime, entre des risques traditionnels liés aux ambitions territoriales de certains États et d’autres, parfois qualifiés de « nouveaux » en dépit de leur ancienneté, qui vont de la piraterie à l’exploitation illégale des ressources et aux trafics qui pèsent sur l’ensemble de la zone.
La montée en puissance des capacités navales, la recherche de bases ou de ports d’attache, la constitution de groupements stratégiques comme la QUAD qui réunit les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde ou l’AUKUS autour de l’Australie, des États-Unis et du Royaume Uni ou, pour la Chine, la Route maritime de la soie qui s’étend des États insulaires du Pacifique aux côtes africaines structurent un espace dont les enjeux ne peuvent être pris en compte que dans leur globalité.
2/ De nombreux pays ont développé une stratégie Indo-Pacifique, sont-elles complémentaires, compatibles et/ou concurrentes ?
En Asie, le Japon a été le premier, dès 2016, à élaborer une réflexion sur un Indo-Pacifique libre et ouvert. Les États-Unis ont entériné cette dimension – qui inclut le concept un peu artificiel de « valeurs communes » mis en avant par leur plus proche allié dans la région. En Europe, la France, seule puissance résidente de l’Indo- Pacifique en raison de ses territoires d’outre-mer, a été la première en Europe, dès 2018, à proposer une réflexion, puis une stratégie Indo-Pacifique. Depuis, plus d’une dizaine de doctrines ont été publiées, démontrant un intérêt partagé pour la stabilité et la sécurité de la zone. Cette inflation de doctrines reflète des préoccupations stratégiques et géopolitiques proches, une même volonté de mettre l’accent sur la connectivité, la sécurité des voies de communication maritimes, des intérêts économiques majeurs pour tous dans une région qui continue de tirer la croissance mondiale.
Ces doctrines s’inscrivent aussi, sans toujours l’exprimer d’une manière directe, dans une volonté tout aussi commune de limiter, si ce n’est de contraindre la montée en puissance de la République populaire de Chine et ses stratégies d’influence dans la région, particulièrement auprès des pays les plus vulnérables. Tous les États auteurs de « doctrine de l’Indo-Pacifique » toutefois ne partagent pas la même posture face à la RPC. Certains en ont une plus conflictuelle et exclusive, derrière le États-Unis, quand d’autres, et ils sont la majorité, souhaitent préserver une forme d’engagement qui découle des relations de forte interdépendance économique que l’ensemble des pays de la région et au-delà entretiennent avec la puissance chinoise.
3/ La liberté de circulation dans le Pacifique est-elle menacée ?
Le principe de la liberté de navigation et le respect de la Convention sur le droit de la mer sont au cœur des stratégies indopacifiques répertoriées. La région considérée étant constituée par la liaison entre deux océans « l’Indo » et le « Pacifique », la connexion entre ses deux grands bassins où se concentrent les routes maritimes reliant l’Asie, l’Europe, l’Afrique et une partie du Moyen-Orient sont essentielles. Cette interdépendance géo-économique explique que la plupart des pays développés se sentent concernés par la protection des flux maritimes régionaux transportant les ressources énergétiques et autres marchandises dont dépend leur prospérité. L’absence de menaces et l’accès aux grandes voies commerciales maritimes comme le libre passage sans entraves des principaux détroits régionaux et de leurs eaux adjacentes constituent des enjeux de sécurité primordiaux. Le Pacifique occidental a connu un important épisode de piraterie touchant les détroits de Malacca et Singapour de 1990 à 2010 ainsi qu’un risque marqué de terrorisme maritime dans les Sulu et les Célèbes. Ce risque est désormais considéré sous contrôle grâce à la coopération des États riverains mais reste très présent. Pour l’année 2023, 37 incidents de piraterie (contre 38 en 2022) et 9 prises d’otages ont été relevés par le Bureau maritime international.
Toutefois, la menace la plus susceptible de porter gravement atteinte à la liberté de navigation est liée aux tensions régionales sur les frontières maritimes et aux prétentions de souveraineté excessives de la Chine tant en mer de Chine méridionale, orientale que sur Taïwan. En mer de Chine du Sud, Pékin poldérise et arme des récifs dans les Paracels et les Spratleys ce qui constitue autant d’avant-postes de défense et possiblement d’attaques dans la région, générant des pressions implicites sur tout mouvement de navires civils ou militaires. La Chine mobilise en outre les ressources quantitatives de ses bâtiments de guerre, garde-côtes et flottes de pêche pour neutraliser les mouvements des autres parties aux litiges dans les nombreux espaces revendiqués. Pékin use de cette même stratégie hybride, combinant incursions systématiques et répétées de l’ensemble de sa flotte autour des îlots Senkaku disputés au Japon en mer orientale.
Le détroit de Taïwan, qui constitue un carrefour commercial incontournable, subit cette même stratégie de « militarisation » et d’atteinte au statu quo stratégique avec la multiplication des exercices navals et aériens des forces de l’Armée populaire de libération (chinoise) à proximité des côtes de Taipei. Ce qui, à terme, peut perturber la liberté de navigation ou du moins inciter les compagnies maritimes à éviter le détroit pour la sécurité de leurs équipages et de leurs cargaisons.
4/ La France peut-elle peser dans cette région ?
La France a été l’un des premiers pays en Europe à se saisir du concept d’Indo-Pacifique. Elle y a des intérêts propres en raison de la présence de 7 de ses 13 territoires d’outre -mer dans ce vaste espace où elle cherche à assoir sa légitimité et à défendre sa souveraineté. Depuis des années elle travaille à se défaire de son image de puissance néocoloniale et du passif généré par ses essais nucléaires sur le site de Mururoa qui n’ont été officiellement abandonnés qu’en 1996 avec sa signature du traité de Rarotonga sur la création d’une zone dénucléarisée dans le Pacifique Sud. En 2018, le président Macron pose les bases de cette stratégie indopacifique française à Sydney en évoquant un axe France-Australie-Inde qu’il imagine représenter une vision stabilisatrice et multilatérale face à un discours américain trop focalisé sur les questions de sécurité et jugé confrontationnel face à la Chine. Consciente de la faiblesse des moyens politico-économiques de la France dans la région et de la globalité des enjeux qui s’y jouent, alors que la Chine y déploie son projet colossal des Routes de la Soie, Paris mobilise l’Union européenne qui publie sa stratégie indopacifique en septembre 2021. Ce succès a été éclipsé, au même moment, par l’annonce de l’AUKUS et pour la France, la perte du pilier australien d’une stratégie indopacifique qu’il faut redéployer. Le narratif français reste cependant constant et depuis 2022 les visites d’autorités dans la région se font plus nombreuses. Elles relaient un discours sur les responsabilités et le niveau d’engagement diplomatico-stratégique de la France dans les instances régionales et les questions de sécurité maritime et environnementale. Un calcul purement arithmétique portant sur le format des moyens de défense français dans la région – 7000 soldats, 5 bases militaires, une dizaine de bâtiments de guerre – ne pourrait que souligner les limites potentielles d’une action accompagnant la référence à la France comme « puissance d’équilibres ». C’est ne pas prendre en compte la capacité d’influence et de conviction française en dépit d’un discours parfois peu lisible. L’alternative proposée par la France et l’Europe face à la polarisation sino-américaine trouve en effet un écho auprès de pays désireux de se protéger de tout alignement sur aucune superpuissance, que ce soient les États-Unis ou la Chine.
Cet article est également disponible sur ma page Médiapart et le site de l’IRIS.