Ali Laïdi est docteur en sciences politiques, chroniqueur à France 24, responsable du Journal de l’Intelligence économique et chercheur associé à l’École de pensée sur la guerre économique (EPGE). Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage La Chine ou le réveil du guerrier économique aux éditions Acte Sud.
Les routes de la soie sont-elles le cheval de Troie de la Chine ?
Elles forment l’une des composantes essentielles de la stratégie chinoise tout comme le plan Made in China 2025 qui vise à la suprématie technologique de la Chine. Lancé en 2012-2013, le projet des Nouvelles routes de la soie est une réponse à la tentative d’endiguement de la Chine par les États-Unis à travers le « pivot asiatique », décidé par l’administration Obama en 2011 et qui consiste à concentrer les moyens de l’Amérique vers l’Asie-Pacifique au détriment de la vieille Europe. C’est aussi une formidable opportunité pour exporter les surplus de l’économie chinoise tout en sécurisant ses approvisionnements énergétiques. C’est enfin un formidable outil d’influence au service de la diplomatie politique, culturelle et économique de la Chine. Des milliards de milliards de dollars investis depuis une dizaine d’années qui posent toutefois certains problèmes comme celui de l’endettement des pays les plus fragiles, en Asie comme en Afrique, coincés par le « piège de la dette ».
L’adhésion de la Chine à l’OMC a-t-elle constitué une rupture stratégique ?
C’était une étape dans la stratégie développée par Deng Xiaoping et ses successeurs. Le petit Timonier a toujours souhaité que la Chine retrouve sa place dans la gouvernance mondiale. L’adhésion a été retardé par les massacres de la place Tienanmen en juin 1989 mais elle était inéluctable. Pékin savait que l’OMC permettrait à la Chine de poursuivre son ascension économique. Et ce malgré la casse sociale qu’elle a engendré les premières années avec les millions d’emplois perdus. En fin de compte, cette adhésion est un succès. En moins de deux décennies, la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale capable de challenger les États-Unis. Nous, Occidentaux, avons cru que ce serait une rupture stratégique. D’après la théorie libérale, la Chine, en acceptant l’économie de marché, aurait dû devenir une démocratie. Quelle illusion ! C’était mal évaluer le projet du Parti communiste chinois et sous-estimer l’intelligence de ses dirigeants pour édifier un capitalisme d’État. Aveuglés par leur ignorance et leur assujettissement aux théories économiques, nos élites ont cru qu’une grande civilisation comme la Chine allait, en entrant à l’OMC, se contenter de fabriquer des tee-shirts !!! Une grave erreur qui nous coûte très cher.
Huawei, arme absolue de Pékin ?
C’est une arme certes mais tout comme les entreprises Apple, Microsoft, Nokia, Ericsson…le sont pour les États-Unis et l’Europe dans la guerre économique mondiale actuelle. Partie de rien, Huawei est devenue un leader mondial dans les équipements télécom en moins de vingt ans. Malgré la qualité et le coût raisonnable de ses produits et services, cette société représente une menace pour la sécurité nationale de nos pays. Si on lui donne les clés d’accès à toutes nos infrastructures de télécommunication, il y a de forts risques que Pékin nous écoute. Nous devons déjà lutter contre l’espionnage de la NSA, n’ajoutons pas un autre front. Entre le bannissement souhaité par Washington et l’accès total offert à Huawei par d’autres pays, il y a sans doute un juste milieu : interdire les technologies de Huawei uniquement dans les réseaux les plus sensibles.
Selon vous, la Chine n’a pas inventé la guerre économique mais sa machine de guerre est une menace. L’économie chinoise doit-elle être combattue et stoppée ?
C’est vrai. Dans l’histoire, les plus féroces guerriers économiques sont les Occidentaux. Nous avons inventé toutes les armes de cette guerre (contraintes, recours à la force, protectionnisme, espionnage…) et les avons utilisées contre les autres régions du monde à partir du XVème siècle, notamment à la suite des grandes découvertes de l’Amérique et de l’Asie via la route du Cap de Bonne Espérance. Depuis la fin des années 1970, Pékin entretient une redoutable machine de guerre économique. À la différence des Occidentaux, elle est moins violente mais plus efficace. Elle repose essentiellement sur la captation des informations commerciales, technologiques et scientifiques les plus sensibles. Le plus grave, c’est que cette machine sert un projet hégémonique. Avant 2012, la Chine cherchait la puissance afin de rester la Chine : une très vieille civilisation qui prétendait défendre d’autres valeurs que celles de la compétition à tout crin. Depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping et sa tentation d’y rester jusqu’à la mort, la Chine recherche la puissance pour diriger l’ordre mondial. Comme l’Occident, elle a été infectée par le virus de l’hubris. Comme lui, elle entretient une insatiable volonté de puissance. Comme lui enfin, elle bascule dans le côté obscur de la force. Or, remplacer l’hégémon occidental par l’hégémon asiatique aboutira aux mêmes conséquences néfastes pour l’humanité : un appauvrissement de la diversité culturelle. C’est pourquoi la machine de guerre économique chinoise doit être combattue et stoppée. Non pas au nom de la défense d’une hypothétique concurrence libre et parfaite mais au nom de la préservation d’une écologie humaine. Nul n’a le droit – pas plus Washington que Pékin – d’imposer à tous sa façon de penser, de vivre, de se nourrir, de se vêtir ; en un mot d’être libre. On touche ici au cœur des enjeux de l’étude de la guerre économique : la lutte contre la tentation d’un seul de vouloir domestiquer l’humanité entière, de la fondre dans une seule et même culture afin de la mettre aux services de ses égoïstes intérêts. Nous devons empêcher Pékin de reproduire la faute fondamentale qu’elle reproche aux Occidentaux : assujettir le monde. Volontiers donneuse de leçon, la Chine vaut-elle vraiment mieux que l’Amérique si, guidée par le ressentiment, son unique but est d’ériger une nouvelle Rome et de diriger « tout sous le ciel » (tianxia) ? Quant à nous Occidentaux, impitoyables guerriers économiques, nous devons accepter de partager le pouvoir concentré dans nos mains depuis cinq siècles. L’émergence de la Chine n’est pas un accident de l’Histoire que l’on pourrait réparer en lui menant une guerre économique. Elle est un fait inéluctable qui nous oblige à ne plus penser le monde à partir de notre petit nombril, mais au contraire à l’envisager et à le pratiquer en prenant en compte son immense variété. Il n’y a pas d’autres voies pour faire face tous ensemble aux immenses défis qui se présentent. C’est la coopération et le partage ou la guerre et l’anéantissement global et définitif.
Cet article est également disponible sur le site de l’IRIS et sur Mediapart Le Club.