Spécialistes de la société et du pouvoir algériens, Jean-Louis Levet et Paul Tolila répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « Le mal algérien » aux éditions Bouquins.
1/ Le Hirak est-il en fin de course ?
Le Hirak s’est arrêté sous les menaces conjuguées de la Covid et de la répression d’État ; sa propre logique protestataire (méfiance des leaders, rejet de l’organisation partisane) constituait son talon d’Achille face à un pouvoir prétorien souligné par l’omniprésence médiatique du chef de l’État-Major de l’époque, Gaïd Salah. On peut risquer ici une analyse en termes structurels et conjoncturels : dans les profondeurs socio-politiques de l’Algérie, toutes les causes structurelles du Hirak demeurent actives, mais la conjoncture qui a provoqué son déclenchement (pouvoir « bouteflikien » affaibli, désordre des clans au pouvoir face à la nécessaire transition, invraisemblable projet de 5e mandat) a, elle, disparu. Comme le mouvement des Gilets jaunes en France, le Hirak ne reviendra sans doute pas sous sa forme connue. Mais il a été un moment d’apprentissage des deux côtés dans l’affrontement « gouvernants/gouvernés » : les pouvoirs ont eu des sueurs froides dans cette alerte et les revendications populaires ont fait l’expérience de leur force, mais aussi de l’absence d’un horizon politique organisé.
Une situation qui ne sera pas sans conséquences sur la prudence et les pratiques répressives des gouvernants algériens ni, on peut le penser, sur l’évolution future des contestations. Dans un pays sans État de droit ni tradition démocratique, toute capitalisation politique est utile : « l’ancien Hirak » est peut-être en fin de course, mais celui à venir pourrait emprunter des chemins aujourd’hui insoupçonnés.
2/ Quelles perspectives pour la jeunesse algérienne ?
Si la jeunesse est l’avenir de toute nation, celle d’Algérie ne bénéficie d’aucune perspective prometteuse. Rien pour elle dans un État où les libertés fondamentales reculent et où l’économie et le marché du travail sont atones. Diplômés ou non diplômés, les jeunes vivent une situation difficile faite de débrouille, de petits boulots et, souvent, de marginalisation. Quitter le pays devient pour beaucoup une obsession que les gouvernements ne font pas grand-chose pour contredire.
De la fin des années 1970 à aujourd’hui, l’Algérie a fait exactement le chemin inverse de celui effectué par les pays émergents. Le pays cumule à la fois une montée vertigineuse de l’économie clandestine (34% du PIB en 2000, entre 50 et 70% aujourd’hui selon les estimations) au sein de laquelle une contrefaçon de masse (30% de la totalité des produits vendus dans le pays dont 70% sont importés de Chine) empêche les entreprises de se développer, de créer des emplois de qualité et favorise les trafics en tout genre pour le plus grand profit des importateurs en osmose avec le pouvoir ; une désindustrialisation massive (de 35% du PIB à la fin des années 80 à moins de 5% depuis 2015) entraînant un recentrage encore plus marqué sur les hydrocarbures et les produits miniers, au lieu de la diversification tant prônée par tous les gouvernements successifs ; enfin, une dé-agriculturisation continue : la production agricole assurait 93% des besoins nationaux dans les années 1970 ; aujourd’hui le pays importe 50% de ses besoins alimentaires.
Un pareil contexte ne favorise ni l’entrepreneuriat des jeunes, ni leur formation utile, ni même un emploi peu qualifié dans le secteur du bâtiment où les travailleurs – corruption oblige – sont massivement « importés ».
3/ Les femmes peuvent faire bouger les choses ?
Avec les jeunes, les femmes sont à la fois les victimes de cette situation et les atouts de demain du pays.
Victimes, car elles sont confrontées à une discrimination tant sociale (17,7% seulement des femmes en 2011 dans la population active[1]) que légale avec un code de la famille qui établit en 1984 (et modifié à la marge en 2005) la supériorité des hommes en plaçant les femmes sous la tutelle du père ou du mari.
Atout, car dans leur ensemble elles mènent un long combat pour leur émancipation. À commencer dans leurs études et à l’université où elles trustent les premières places des promotions successives. Nous y avons constaté une soif d’apprendre, une curiosité intellectuelle forte et une envie de progresser incroyable. Elles font d’autant plus preuve de courage que dans cette société de plus en plus fragile, l’islamisme ne fait que progresser, avec l’appui tacite des autorités. En tant que système de normes conservatrices, il a pénétré en profondeur la société algérienne. Comme nous le glissait à l’oreille une jeune professeure à la fin d’une conférence-débat, « derrière une femme voilée, il y a toujours un homme ». Nombreuses aussi sont les initiatives prises par les femmes pour affirmer leur existence par rapport à la domination masculine qui instrumentalise la culture traditionnelle et la religion. En témoigne la création de nombreuses associations dans les domaines culturel, social et économique. Enfin dans le Hirak leur engagement a été d’autant plus fort qu’il rassemblait toutes les générations : les filles connaissant les combats de leurs aînées, leurs déceptions, leurs frustrations. Comme dans tout le Maghreb, les femmes sont un atout formidable pour l’Algérie de demain.
Une condition : un régime politique moins étouffant.
4/ France/Algérie, éternelles querelles et réconciliations ?
Oui, la relation France/Algérie ressemble à un cercle vicieux. Les deux pays tournent en rond dans un étrange ballet d’accusations et d’embrassades qui pourrait sembler drôle si, à la fin, il n’en devenait pas ridicule, voire sinistre. Il est ridicule de voir deux pays qui ont tout pour s’entendre et se comprendre, jouer ce jeu pernicieux de la dispute récurrente et il est sinistre de voir à quel point les deux États se sont annexés les questions d’histoire et de mémoire pour des motifs peu respectables. Ici et là-bas cette situation répond à des impératifs politiques intérieurs dissymétriques, mais convergents : marketing politique en France, fuite en avant nationaliste en Algérie. Or la France peut difficilement ignorer les hydrocarbures algériens, et surtout un ensoleillement exceptionnel pour l’énergie solaire (3500 heures par an contre 1500 en France) ni la situation géostratégique de l’Algérie en Afrique ; de son côté l’Algérie ne peut se passer des flux économiques avec l’Europe et la France ni des travailleurs expatriés qui réduisent son taux de chômage et transfèrent leurs salaires. Même dans une pure logique d’intérêts bien compris, il faudrait arrêter le cercle vicieux. Le problème le plus sensible est, bien sûr, l’instrumentalisation des mémoires et, là, il faut reconnaître que c’est du côté algérien que le bât blesse. L’Algérie est allée très loin en accusant la France de génocide, en l’assimilant aux pratiques nazies ; on enseigne cela à l’école et les islamistes font leur miel de ces contre-vérités. Tant que les deux États ne réfrèneront pas leurs appétits pour la manipulation historique, on risque de croupir dans cette pantalonnade d’indignations surjouées et de réconciliations factices. Le peuvent-ils ? Les deux peuples l’attendent. On ne peut qu’espérer…
[1] Étude de l’OIT, « Algérie, la fierté des femmes qui travaillent », 16 janvier 2014.
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