Politiste, spécialiste de l’islamisme marocain et des rapports entre islam et politique en France, Haoues Seniguer répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « La république autoritaire » aux éditions Le Bord de l’eau.
1/ Vous dites être devenu progressivement maghrébin et musulman par et dans le regard de l’autre…
En effet. Dans le préambule de l’ouvrage, je tente de rendre compte à la fois d’un aspect philosophique et socio-biographique, à dimension réflexive, qui caractérise mon écriture, à l’intérieur d’une démarche sociologique plus large. Je joue volontairement sur un paradoxe ontologique, qui a trait à l’identité personnelle. (On est autant ce que le regard de l’autre porte sur nous que celui que l’on porte à soi-même). Laquelle travaille n’importe quel individu, et plus encore celui qui a des origines africaines, maghrébines, et est de surcroît de confession musulmane : on peut, au gré de son itinéraire, de ses rencontres, etc., être et aspirer à être autre chose, jamais totalement le même ni complètement différent de ce que l’on est ou a pu être au cours d’un parcours de vie. On peut être quelqu’un à un moment donné, sous un certain aspect, dans un espace déterminé, et (aspirer à) être, devenir quelqu’un d’autre, en d’autres lieux, à d’autres moments de son histoire personnelle, de ses interactions. Or ces variations, l’islamophobe ou le raciste les lui refuse.
Plus précisément, comment devenir ce que je n’ai cessé d’être, à savoir musulman et d’origine algérienne ? Ce peut paraître étonnant pour la religion, qui relève a priori d’un choix, mais pas complètement selon moi (je m’en expliquerai par la suite), et nettement moins s’agissant des origines que personne ne choisit : nous sommes toutes et tous le produit d’une histoire familiale dont nous héritons, que nous pouvons réinvestir et réinventer, certes, mais pas effacer. J’ai surtout cherché à exemplifier, suivant une modalité subjective, ce que d’autres, aux origines et au parcours peu ou prou similaire au mien, expérimentent ou ont expérimenté, aisément ou plus malaisément selon les cas : être régulièrement renvoyé à ses origines et à sa religion réelles ou présumées, en raison d’un faciès, d’un nom, d’habitudes vestimentaires et alimentaires, d’un accent, d’un habitat, alors même que nous évoluons au sein d’une République supposément colorblind, c’est-à-dire aveugle aux couleurs. C’est ce que, précisément, les sociologues, à l’instar d’Erving Goffman (1922-1982), appellent le stigmate. Celui-ci agit essentiellement comme un marqueur de discrédit : on vous demandera par exemple, tandis que vous ne dites pas forcément sur un plan public que vous êtes musulman, ce que vous pensez du voile, des attentats islamistes, du halal, etc. Or, il m’est apparu nécessaire, compte tenu de mon expérience, au nom d’une double exigence citoyenne et universitaire, dans un contexte terroriste, de dire d’où je parle. Je ne me satisfaisais plus d’une posture passive et réactive, produite par des injonctions par ailleurs contradictoires proférées par un certain personnel politique, tous bords idéologiques confondus.
2/ Vous mettez en cause une certaine gauche qui connaitrait une dérive identitariste…
La Gauche, vous le savez mieux que moi, n’est pas homogène, elle n’est pas monolithique. Mais une certaine gauche, ponctuellement ou durablement, flirte ou a flirté avec le culturalisme et l’identitarisme.
Il est possible d’en donner des exemples précis, circonscrits et circonstanciés. Manuel Valls, quand il était Premier ministre, soutint le projet constitutionnel de protection de la Nation, finalement avorté, sous la férule de François Hollande président (2012-2017). Celui-ci incluait la déchéance de nationalité pour les binationaux de naissance auteurs de crimes graves, tels que les faits de terrorisme. C’était donner quitus à l’extrême droite puisque s’instaurait une différence d’appréciation entre les Français, à raison d’origines réelles ou présumées. Le Printemps républicain, co-fondé par le politiste Laurent Bouvet (1968-2021) et le préfet en disponibilité, Gilles Clavreul, ne s’est jamais exprimé à ma connaissance sur ce qui relevait d’un scandale moral et politique aux yeux d’énormément de gens, musulmans ou non.
Par ailleurs, la vision de la laïcité cultivée et promue par le Printemps républicain, qui se dit de gauche, est de nature culturaliste. Cette vision postule une exceptionnalité négative de l’islam et des musulmans qu’il faudrait en quelque sorte rééduquer pour qu’ils intériorisent vraiment un héritage laïque dont ils ne prendraient pas suffisamment la mesure.
3/ Les musulmans ne seraient selon vous acceptés qu’en faisant profil bas, sauf à être accusés d’être islamistes…
J’ai remarqué, et ce, depuis plusieurs années, et encore plus après les attentats islamistes de 2015, que toute visibilité apparente ou présumée de l’islam dans les espaces publics est immédiatement assimilée à une espèce d’activisme de type « islamiste » (adjectif complètement vidé de sa substance scientifique), et donc aussi, par voie de conséquence, à des manœuvres « entristes » ou « séparatistes » d’individus et groupes qui voudraient en découdre avec l’État et la société. Militer contre l’islamophobie peut désormais vous valoir au moins deux types possibles d’accusations suivant votre appartenance : l’accusation d’islamisme si vous êtes musulman, et/ou celle d’islamo-gauchisme si vous êtes non-musulman. Dans le pire des cas, vous risquez, si vous êtes une association, la dissolution par décret en Conseil des ministres, comme l’ont éprouvée en 2021 le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI).
4/ Pourquoi faudrait-il renouer avec l’esprit de l’École de Francfort ?
Par École de Francfort, je réfère aux deux penseurs qui en furent les piliers, à savoir Max Horkheimer (1875-1973) et Théodor Adorno (1903-1969), et à l’un de leurs héritiers, Jürgen Habermas. Ils ont jeté les bases de la Théorie critique. Pour résumer à grands traits cette pensée profuse, renouer avec l’esprit, c’est tirer enseignement de leur philosophie sans oublier le contexte qui l’a vu naître et se développer : l’antisémitisme, le traumatisme encore incandescent de la barbarie antisémite nazie et de ses complices européens. En somme, il ne suffit pas de se réclamer des Lumières, de la Raison, de l’universalisme, voire de la laïcité, pour en être d’authentiques défenseurs. Encore moins si cette proclamation ne s’accompagne pas du souci éthique permanent de l’Autre, de l’altérité, des fragilités que connaissent les groupes sociaux déclassés, minoritaires, plus ou moins stigmatisés. Une Raison sans « conscience de soi » peut alors se transformer en instrument d’exclusion, de haine, voire de barbarie. Quant à Habermas, je retiens de lui l’idée selon laquelle un État de droit démocratique, où prévaudrait un universalisme en partage, doit être le lieu où les citoyens puissent se sentir à la fois comme « les auteurs et destinataires du droit ».
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