L’un historien, l’autre géographe, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin sont également journalistes et co-rédacteurs en chef du Courrier des Balkans. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « Les Balkans en 100 questions. Carrefour sous influences » aux éditions Tallandier.
1/ Les Balkans sont-ils toujours une zone d’instabilité stratégique ?
La géopolitique est la grande malédiction des Balkans ! Comme la dynamique de l’élargissement s’est enlisée depuis la fin des années 2000, la politique européenne dans la région s’est réduite au mantra de la stabilité à tout prix, une stabilité a minima, définie comme l’absence de conflits, une « paix négative » au sens où l’entendait Martin Luther King, qui n’est pas porteuse de progrès social et démocratique. Au contraire, les meilleurs garants de cette stabilité sont des « hommes à poignes », les dirigeants autoritaires qui ont mis la région en coupe réglée, comme le Premier ministre albanais Edi Rama et le président serbe Aleksandar Vučić. Ils sont formellement « pro-européens » et tiennent les éléments de langage qui sonnent bien aux oreilles de Bruxelles, Berlin ou Paris, mais transforment leurs pays en fiefs privés qui s’éloignent toujours plus des règles minimales de l’État de droit. Personne n’entretient d’illusions sur la nature de ces régimes, mais on se dit qu’il n’y a pas d’alternative, ou bien que l’émergence d’alternative provoquerait un chaos que tout le monde redoute.
Le Monténégro, dirigé d’une main de fer durant trois décennies par le cupide et autoritaire Milo Đukanović, vient pourtant d’offrir l’exemple d’une alternance démocratique parfaitement pacifique ! Cette politique de soutien aux « stabilocraties » balkaniques, ainsi que certains désignent ces régimes, est une stratégie à courte vue. Très bon tacticien – il a été formé à l’école de Slobodan Milošević – Aleksandar Vučić a parfaitement compris comment jouer des pusillanimités occidentales. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, il a refusé de s’aligner sur la politique de sanctions européennes contre Moscou, tout en protestant dans le même temps de son engagement européen. Dix-huit mois plus tard, plus personne ne demande à la Serbie de prendre ces sanctions, mais les diplomaties occidentales se livrent même à une véritable danse du ventre devant Aleksandar Vučić, pour éviter que Belgrade ne « dérive » trop du côté de Vladimir Poutine.
Soyons clairs : d’éventuelles sanctions serbes contre la Russie ne changeraient rien au cours de la guerre, et cette victoire tactique d’Aleksandar Vučić ne va pas mener son pays bien loin, mais elle lui permet de gagner du temps, et du temps au pouvoir, pour les autocrates balkaniques, c’est de l’argent. La boucle est bouclée quand on parvient à rester au pouvoir et à s’enrichir au nom de la « stabilité régionale » !
2/ Les pays de la région privilégient-ils le lien avec les États-Unis ou l’Union européenne ?
Après la décennie guerrière des années 1990, les États-Unis se sont largement retirés des Balkans, conservant seulement quelques points d’ancrage, comme la base militaire de Camp Bondsteel, au Kosovo. Leurs priorités étaient ailleurs, et l’Union européenne était appelée à jouer un rôle pilote en Europe du Sud-Est. Or, on assiste depuis l’élection de Joe Biden à un « retour » des États-Unis dans la région, qui est essentiellement une conséquence de l’enlisement du processus d’intégration européenne. Puisque les Européens, de plus en plus divisés, n’ont rien de concret à proposer aux Balkans, Washington revient jouer les gendarmes au nom de la « stabilité » de la région.
Les États-Unis soutiennent par exemple Open Balkans, ce cadre de coopération porté par l’Albanie d’Edi Rama et la Serbie d’Aleksandar Vučić. C’est un marché commun, une zone d’échanges économiques, potentiellement à même de remplacer l’intégration européenne, mais sans les exigences européennes en matière de démocratie et d’État de droit. Open Balkans doit garantir la stabilité géopolitique et permettre la libre circulation des marchandises, mais aussi de la main d’œuvre : ce sont les seules choses qui intéressent les États-Unis, dont beaucoup d’entreprises délocalisent des compétences en ayant recours à de la télé-main-d’œuvre dans des pays comme le Kosovo. Dans cette perspective, un véritable renversement s’est produit par rapport aux années 1990 : Washington considère la Serbie comme la clé de la stabilité régionale et apporte un soutien résolu au régime pourtant de plus en plus autocratique, violent et corrompu du président Vučić !
3/ Quelle est la réalité de l’influence chinoise ?
Durant longtemps, les craintes occidentales se sont focalisées sur la Russie, dont on redoutait la stratégie d’influence et de déstabilisation dans les Balkans, alors même que la réalité des échanges économiques de la région avec Moscou est toujours restée modeste. Plus de 70% des échanges de la Serbie sont réalisés avec l’Union européenne ! Dans le même temps, avec une accélération progressive depuis 2010, la Chine investit dans les Balkans : depuis les ports grecs de Thessalonique et du Pirée, elle développe ses « nouvelles routes de la soie » qui la conduisent au cœur du continent européen. La Chine achète des usines, comme les aciéries de Smederevo en Serbie, des centrales thermiques en Bosnie-Herzégovine ou en Serbie, elle construit des autoroutes, comme au Monténégro, des voies ferrées… Durant longtemps, on a relativisé ces investissements chinois, en arguant que Pékin ne s’occupait que de business, pas de politique. Sauf qu’aujourd’hui, la Chine possède plus de la moitié de la dette extérieure du Monténégro, que Huawei développe des programmes pilotes de reconnaissance faciale à Belgrade… Cette poussée chinoise est bien sûr une conséquence du vide laissé par les Européens, qui n’ont jamais répondu aux attentes d’investissement des Balkans. Si la région avait bénéficié, au sortir des guerres, de l’équivalent d’un plan Marshall piloté par l’Union européenne, la situation serait bien différente, de tous points de vue.
4/ Y a-t-il une réconciliation possible entre le Kosovo et la Serbie ?
La notion de « réconciliation » est complexe. Une réconciliation entre les États du Kosovo et de la Serbie supposerait comme préalable que la Serbie reconnaisse l’indépendance proclamée par son ancienne province en 2008, ce qui n’est pas franchement à l’ordre du jour. Si l’on pense la réconciliation au niveau des peuples, il faut comprendre que cela suppose une multitude d’approches personnelles et différentes, qui sont fonction des expériences et des éventuels traumatismes vécus par les uns et par les autres, et il faut se méfier d’une approche globale qui essentialiserait « les Serbes » et « les Albanais » ou « les Kosovars ». Si l’on considère les jeunes générations, nées après la guerre, c’est surtout l’ignorance mutuelle qui prévaut, nourrissant les méfiances ou les clichés entretenus par les nationalistes d’un bord ou de l’autre. Plutôt que de « réconciliation », peut-être vaut-il mieux parler des conditions permettant la coexistence voire la collaboration. L’Allemagne et la France se sont engagées dans le processus de construction européenne alors que la réconciliation franco-allemande n’était encore qu’un objectif lointain, pas forcément formalisé en tant que tel.
Dans le cas des Balkans, l’intégration européenne a été proposée, depuis le début des années 2000, comme la seule perspective capable de dépasser les rancœurs et les antagonismes. Or, ce processus est en panne. Du coup, les gouvernements des deux pays n’ont guère d’intérêt objectif à jouer des stratégies de rapprochement. Au contraire, ils préfèrent marquer des points politiques en exacerbant les vieilles tensions, notamment dans ce théâtre symbolique de confrontation que constitue la minuscule zone nord du Kosovo : elle ne s’étend guère que sur 1800 km2 et ne concentre que 30.000 des quelques 100.000 Serbes qui vivraient toujours au Kosovo, mais elle connaît des bouffées de violence récurrentes depuis 1999. Un jeune né cette année-là a vu son village se hérisser de barricades quasiment tous les deux ans ! Au vrai, cette rhétorique de la confrontation permanente qu’alimentent les appareils nationalistes de Belgrade comme de Pristina désespère les citoyens qui choisissent bien souvent l’exode comme seule réponse, faute de pouvoir imaginer construire leur vie dans leurs pays. C’est la permanence des discours nationalistes qui alimente cette vague d’exode qui ne cesse de se creuser depuis 2012-2013 et qui vide tous les pays des Balkans !
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