Ministre plénipotentiaire, Hugues Pernet a été le premier ambassadeur de France à Kiev de 1990 à 1993. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage : « Journal du premier ambassadeur de France à Kiev – 1990-1993 » aux éditions Flammarion.
Les Américains ont été très tôt partisans de l’indépendance de l’Ukraine…
Effectivement, les Américains ont saisi, beaucoup plus vite que nous, l’opportunité offerte par l’indépendance de l’Ukraine, tant d’un point de vue stratégique que politique. Les États-Unis avaient alors, et ont toujours, une approche spécifique de l’URSS et du monde post-soviétique. Il faut avoir présent à l’esprit que, pour Washington, Moscou, de par sa capacité à détruire plusieurs fois la planète, a été et demeure la seule puissance militaire capable de menacer l’existence même des États-Unis. Ce facteur essentiel détermine toujours la politique américaine à l’égard de Moscou.
Les événements consécutifs à la chute du mur de Berlin en 1989, l’émancipation de l’Europe de l’Est en 1990, ont eu des répercussions en Union soviétique même. Un fort mouvement indépendantiste s’est développé notamment en Ukraine soviétique et l’ancien conseiller du Président Carter, Zbigniew Brzezinski, d’origine polonaise, a perçu très rapidement que l’Ukraine en effervescence constituait le maillon faible de l’édifice soviétique. Pour Washington, l’indépendance de l’Ukraine signifiait la fin de l’Union soviétique, l’ennemi de toujours. Sa dénucléarisation représentait une percée stratégique inimaginable quelque temps auparavant. Cela ouvrait de vastes horizons politiques en faveur de l’Occident. Les États-Unis ont remporté, sans coup férir, leur plus belle victoire.
Des dizaines de millions d’Européens ont vu leur existence transformée de manière radicale et les frontières stratégiques de l’Occident ont progressé de plusieurs centaines de kilomètres à l’Est. En 1992, Moscou n’était plus la capitale de la toute puissante Union soviétique dont l’influence s’étendait alors de Berlin jusqu’à Sofia en passant par Varsovie, Prague, Budapest, Bucarest, sans omettre Vilnius, Riga, Tallinn, Minsk, Kiev, Kichinev, Erevan, Bakou, Tbilissi, Achkhabad, Tachkent, Alma-Ata, Bichkek et Douchanbé.
Cette percée n’aurait jamais été possible sans Mikhaïl Gorbatchev, dont le rôle est de ce fait très contesté encore en ex-Union soviétique.
En revanche, la France a plaidé longtemps pour le maintien de l’Union soviétique…
La France, à la différence des États-Unis, est située sur le continent européen. Elle a une longue histoire et sa vision était en effet quelque peu différente. Tout d’abord, ses dirigeants ont nourri un immense espoir, sans nul doute excessif, dans les réformes engagées courageusement par Mikhaïl Gorbatchev. Paris entrapercevait une évolution possible vers une sorte de social-démocratie à même de réconcilier l’ensemble du continent de Brest à Vladivostok.
Cette vision, qui manifestement ne tenait pas suffisamment compte des réalités de terrain en URSS, était dans le fond assez conservatrice et visait à conforter les intérêts de la France. Elle avait pour conséquence ou pour but, de préserver le statu quo issu de la Seconde Guerre mondiale dans lequel Paris avait pu se hisser, in extremis, grâce au général de Gaulle, au rang des « vainqueurs » …
Le Président Mitterrand, bien que n’étant pas comme son homologue américain, dans une position de rivalité avec Moscou, entendait cependant préserver le statut nucléaire de la France et ne pas accepter le principe d’une dissémination des armes nucléaires que pouvait induire le démantèlement de l’URSS. Il n’était pas question qu’à l’issue de l’implosion de l’Union soviétique, des États comme l’Ukraine, voire la Biélorussie ou le Kazakhstan, puissent prétendre au statut de puissance nucléaire aux portes mêmes de l’Europe. C’est pourquoi la reconnaissance de l’indépendance de l’Ukraine a été conditionnée au transfert des 3600 têtes nucléaires soviétiques déployées sur son territoire vers celui de la Fédération de Russie. À cette époque, Paris ne disposait que d’environ 300 têtes. Un rapport d’un à dix.
Avec le démembrement de l’URSS, la France a vu l’émergence de l’Allemagne réunifiée et la disparition d’un contrepoids à l’Est. Sa place dans l’Union européenne et parmi les grands en est sortie réduite.
Boris Eltsine voulait la décomposition de l’URSS pour évincer Gorbatchev, mais il aurait voulu recréer une nouvelle union qu’il aurait dominée et cela a échoué du fait du refus de Kiev d’entrer dans une quelconque Union avec Moscou…
Cet événement est assez méconnu. Après le putsch manqué à Moscou en août 1991 et la séquestration de Mikhaïl Gorbatchev en Crimée, les risques d’une réaction conservatrice en URSS ont fait craindre le pire.
C’est dans ce contexte que Boris Eltsine et Leonid Kravtchouk ont décidé, dans le cadre d’une alliance de circonstance, de mettre fin à l’URSS et d’évincer Mikhaïl Gorbatchev. Cette association était purement tactique, le Président ukrainien n’ayant pour seul objectif que l’indépendance de son pays alors que Boris Eltsine la concevait comme un nouveau point de départ pour reprendre le contrôle de l’espace ex-soviétique.
Le 8 décembre 1991, les trois présidents des Républiques slaves, chrétiennes orthodoxes, se sont réunis à Beloveje en Biélorussie pour dénoncer le traité de 1922 constitutif de l’URSS. Boris Eltsine envisageait cet accord comme devant permettre de recréer une sorte de « sainte alliance », seule à même, à ses yeux, de reprendre le contrôle des Républiques musulmanes d’Asie centrale et du Caucase. Mais, conformément aux vœux du peuple ukrainien, le Président Kravtchouk entendait se borner à la seule indépendance de l’Ukraine. Il s’est fermement opposé à toutes les tentatives de la Russie de recréer une « Communauté des États indépendants » (CEI), mettant fin au rêve impérial de Moscou, pour un temps tout au moins.
C’était la première victoire de la « Petite Russie » sur la « Grande » …
Vous écrivez que dès août 1991, Moscou était prêt à un conflit…
En réalité, les germes du conflit apparaissaient dès avant l’indépendance de l’Ukraine du 1er décembre 1991.
Le 19 novembre 1990, soit un an plus tôt, Leonid Kravtchouk et Boris Eltsine signent à Kiev un « Traité sur les bases des relations entre la RSFSR et la RSS d’Ukraine ». Ce document stipule, d’une part que chaque partie reconnait les frontières existantes mais, d’autre part précise qu’elle respecte et garantit le droit des minorités. Cela ouvrait un droit de regard à la Russie sur l’évolution interne de l’Ukraine. L’URSS est encore gouvernée par Mikhaïl Gorbatchev alors que l’on voit poindre une pomme de discorde.
La situation s’envenima sérieusement deux jours à peine après la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine par le Parlement de Kiev. Ainsi, le 26 août 1991, le Président Eltsine déclarait vouloir remettre en cause les frontières existantes de l’Ukraine si celle-ci venait à confirmer son indépendance… À cette époque, Vladimir Poutine officiait à un rang subalterne dans le KGB de l’URSS…
Le contentieux s’amplifiait après la confirmation de l’indépendance le 1er décembre 1991, lorsqu’il était question de répartir les armes et les bases ex-soviétiques, en particulier celle de Sébastopol en Crimée. Fin 1992, lors d’un entretien à la Présidence, le conseiller diplomatique du Président ukrainien me demandait : « quelle serait l’attitude de la France en cas de conflit ouvert avec les Russes en Crimée ? ». C’était il y a plus de trente ans…
Lorsque je quittais mon poste en janvier 1993, certes l’indépendance de l’Ukraine et ses frontières étaient reconnues de jure, mais pesait de facto sur elles une lourde hypothèque dont la légitimité restait à démontrer…
Il découle de votre récit que les événements de Maïdan en 2004 étaient en germes dès l’indépendance en décembre 1991.
Dans l’exercice de mes fonctions, je rendais compte au ministère des Affaires étrangères de l’évolution de la situation politique en Ukraine. Des avancées exceptionnelles avaient été enregistrées avec la tenue d’élections législatives pluralistes puis de l’élection au suffrage universel du Président le 1er décembre 1991. Cependant, je soulignais au gré de ma correspondance l’absence regrettable de réformes structurelles permettant un véritable jeu démocratique et une transition vers une économie de marché, ce qui ne manquerait pas d’hypothéquer le futur.
Dans les faits, une sorte d’alliance contre nature s’était développée au fil des mois, entre les nationalistes d’Ukraine occidentale, viscéralement anticommuniste, et les membres du parti communiste ukrainien en voie de reconversion au gré des événements. Le Président Kravtchouk était l’artisan de cet étrange rapprochement dans lequel chacun trouvait son intérêt. Les nationalistes obtenaient l’indépendance et les communistes reconvertis conservaient le pouvoir réel jusqu’en 2004, la « révolution orange » procédant alors à la dé-soviétisation du système politique local…
Cet ouvrage, résultat d’une observation directe, la seule effectuée dans la durée par un étranger, est basé sur les archives diplomatiques françaises ouvertes au public. Méconnaître l’histoire peut engendrer des risques sérieux d’erreurs d’analyse aux conséquences graves.
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