« Le mirage sahélien » – 4 questions à Remi Carayol

Journaliste indépendant, couvrant l’actualité du Sahel depuis dix ans, Rémi Carayol coordonne le comité éditorial du site d’information Afrique XXI et écrit régulièrement dans Mediapart, Le Monde diplomatique et Orient XXI. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Le mirage sahélien » aux éditions La Découverte.

 

On a trop souvent réduit les groupes djihadistes à des motivations religieuses alors qu’elles sont très diverses… 

On peut même affirmer que les motivations religieuses sont secondaires, du moins en ce qui concerne la plupart des femmes et des hommes (des adolescents aussi) qui rejoignent ces groupes. Certes, le JNIM et l’EIGS, les deux principaux groupes djihadistes sahéliens, sont liés respectivement à Al Qaïda et à l’État islamique. Mais leurs combattants n’épousent pas forcément leur idéologie, et ce n’est d’ailleurs pas sur cet aspect que ces groupes recrutent. Plusieurs études de chercheurs, de think tanks mais aussi d’agences internationales telles que le PNUD l’ont démontré. Pour certains, c’est un moyen de renverser l’ordre établi – celui fixé par les autorités étatiques ou celui qui règne au sein de leur communauté, avec des strates et des hiérarchies quasiment indépassables. Pour d’autres, c’est un moyen de gagner sa vie : ce sont des personnes qui n’ont pas forcément de travail et à qui on promet un peu d’argent. Cela peut être aussi un enjeu de survie dans un contexte de très forte insécurité : pour protéger sa famille, on rejoint un groupe qui pourra nous défendre. Il y a également des trajectoires relevant de la vengeance : certains combattants ont rejoint les rangs djihadistes parce qu’un membre de leur famille avait été tué par l’armée nationale de leur pays ou par une milice.  Et il y a tous ceux, nombreux, qui se sont retrouvés là après un choix irréfléchi ou une mauvaise rencontre. Certains de ceux avec qui j’ai discuté – qui avaient rejoint le JNIM à l’âge de 15-16 ans – l’ont fait parce qu’ils pensaient avoir une opportunité, l’un pour poursuivre des études dans un pays arabe, l’autre pour avoir une chance de rejoindre l’Europe…

Vous évoquez le déclin du Quai d’Orsay et la militarisation de notre politique au Sahel…

J’emploie le terme de « marginalisation ». Celle-ci a été manifeste quelques semaines seulement après le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013. Très vite, le ministère de la Défense a pris le « lead » sur les questions sahéliennes, au détriment des diplomates, et a imposé son propre agenda : sur le plan militaire bien sûr (en scellant des alliances avec des groupes contre l’avis des diplomates), mais aussi sur le plan politique et diplomatique. Le Quai d’Orsay, puis l’Agence française de développement (AFD), qui centralise l’aide au développement de la France, ont été priés de s’adapter aux priorités de l’armée, et de collaborer avec elle.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Il y a tout d’abord une forme de logique : quand 5 000 soldats français se battent dans un pays, l’état-major a forcément son mot à dire sur les choix politiques. En l’espace de quelques années, avec l’opération Barkhane qui a succédé à Serval en août 2014, le nombre de bases militaires et de soldats français a quintuplé au Sahel. Dans un tel contexte, où la force prime sur le dialogue, le poids des diplomates ne peut que s’étioler. Il y a aussi le désintérêt du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, pour l’Afrique ; et a contrario le très fort intérêt du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, pour ce continent. Enfin, comme l’explique l’ancien diplomate Laurent Bigot, « les militaires ne font qu’occuper la place laissée vacante par les diplomates ». Il était évident que les coupes budgétaires qui ont affecté le ministère des Affaires étrangères (et tout particulièrement en Afrique) ces dernières années allaient aboutir à une perte de qualité en compétences, et à un assèchement de la prospective. A contrario, les militaires, du fait de leur présence sur le terrain, ont été source d’analyses et de propositions. Des analyses biaisées parfois, voire à côté de la plaque. Mais des analyses qui avaient l’avantage d’offrir des solutions clés en mains aux dirigeants politiques.

Jean-Yves Le Drian et son entourage étaient selon vous persuadés de livrer une guerre de civilisation…

Pour eux, la guerre que mène la France au Sahel est celle du « Bien » contre le « Mal ». C’est donc non seulement une guerre juste, mais en plus une guerre vitale contre un ennemi à « détruire » (c’est le mot d’ordre que François Hollande lance aux militaires en 2013). Si les dirigeants français prennent soin de ne jamais employer l’expression, il s’agit pour eux d’une véritable « guerre de civilisation ». Cette vision néoconservatrice d’inspiration « bushienne » prédomine pendant plusieurs années dans les cabinets de Jean-Yves Le Drian et de Florence Parly. Le problème, quand on voit le monde en noir et en blanc, c’est que les subtilités locales vous échappent. L’exécutif français n’a pas vu – ou n’a pas voulu voir – que les groupes armés qui se battent au Mali, au Burkina et au Niger ne sont pas seulement des appendices du djihad global, qu’ils portent en eux les germes d’une insurrection, et qu’il faudra donc un jour en passer par des discussions d’ordre politique. Cette vision binaire a conduit la France à torpiller toutes les tentatives locales d’ouvrir un dialogue avec les djihadistes.

Le succès des djihadistes est-il surtout dû à l’effondrement des États ?

C’est ce qui leur permet en tout cas de gagner non seulement des combattants, mais aussi des sympathisants, en dépit de la terreur qu’ils inspirent et de leur  gouvernance particulièrement violente, basée sur la menace et la contrainte. Jamais ces groupes n’auraient pu gagner autant de territoires – et ensuite en garder le contrôle -, sans un appui d’une partie des populations. Jamais ils n’auraient pu en chasser les représentants de l’État (militaires, préfets, magistrats…) si ces derniers n’avaient été perçus par nombre de citoyens comme des acteurs de la prédation en cours depuis des décennies. Les succès des djihadistes sont donc essentiellement le fruit des échecs des politiques publiques menées depuis plusieurs décennies, marquées par l’injustice et la corruption. Mais ils sont aussi le résultat de la faillite de la lutte antiterroriste menée par la France et la « communauté internationale » depuis plusieurs années. En voulant à tout prix réduire les djihadistes à de simples « terroristes », on a ignoré la nature politique de leur combat. On ne répond pas à des insurrections par des stratégies antiterroristes.

Cet entretien est également disponible sur ma page MediapartLeClub.