Étienne Godin, expert en politique internationale et coopération au développement, répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Équitablisme contre néolibéralisme prédateur » aux éditions Edilivre.
Vous dénoncez un fossé abyssal entre les citoyens et leurs représentants qui ne méritent plus vraiment ce terme selon vous. Quelles en sont les causes ?
Oui, l’image est à peine exagérée. Tout comme est abyssal l’accroissement exponentiel des inégalités, que ce soit entre les régions du monde ou entre les gens. Les écarts se creusent à un rythme annuel de l’ordre de 10 à 15%. C’est énorme ! En gros, 95% de la richesse globale est concentrée entre les mains de 35% des Terriens (diversement répartis de par le monde). Et parmi ceux-ci, 1% en monopolise une bonne moitié. Alors que des milliards d’êtres humains crèvent littéralement de misère, les extra-riches, eux, vivent dans l’opulence et le gaspi. Environ 3.000 milliardaires, des dizaines de millions de multimillionnaires, tous leurs affidés… Irrémédiablement, le pouvoir a glissé du monde de la politique vers celui de l’économie et de la finance. Les gouvernements (les parlements aussi, bien sûr) sont devenus de simples chambres d’entérinement de décisions prises dans les conseils d’administration des grosses banques et des multinationales. Il y a belle lurette qu’il n’est plus possible pour les mandataires politiques (à supposer qu’ils l’eussent un jour souhaité) de s’attaquer significativement aux intérêts de l’Oligarchie financière. « There is no alternative ! » martelait déjà Margareth Thatcher et, depuis une trentaine d’années, toutes les familles politiques traditionnelles, les anciennes et les plus récentes se sont converties sans grandes nuances à l’idéologie néolibérale. Croissance, compétitivité, libre-échangisme, contraintes budgétaires pour assurer le service de la dette (colossale et impayable sur plusieurs générations), sont les leitmotivs au nom desquels on détricote allégrement les services publics et la sécurité sociale. Dans ces Assemblées où prédomine un vaste centre mou, jamais aucun discours de rupture d’avec la pensée dominante n’est toléré. Dans les meilleurs des cas, il y est juste question d’instaurer l’une ou l’autre réformette cosmétique défensive. Aux deux bouts des hémicycles, s’agitent, sans grands effets, d’un côté une extrême droite haineuse qui crache son fiel nauséabond et de l’autre côté, une gauche radicale en panne d’imagination qui a souvent bien du mal à sortir des stéréotypes passéistes sclérosés. L’offre politique, donc, est peu diversifiée. Mais ce n’est pas tout ! La plupart des partis fonctionnent verticalement, comme des entreprises privées dont la finalité première est la distribution de mandats juteux. Prisonniers de leurs égos, de leurs ambitions personnelles, des avantages (gros salaires, collaborateurs, voitures, chauffeurs, restos, voyages, prestige…) liés à la fonction, la plupart des mandataires sont incapables de se remettre en question, ou de faire preuve de vision prospective. Alors, ils s’accrochent opiniâtrement au pouvoir. Les promesses électorales sont rarement tenues, çà et là éclatent des scandales de corruption. Difficile, donc, pour beaucoup de citoyens d’y trouver leur compte. Leur désorientation est d’autant plus grande que les dangers environnementaux et climatiques sont prégnants et que les crises, sécuritaires, sanitaires, énergétiques, les guerres, l’afflux de réfugiés se succèdent sans désemparer. Pas étonnant, dès lors, que la lassitude, le doute et l’inquiétude les saisissent. D’autant plus que leur pouvoir d’achat se détériore considérablement. La frustration et le mécontentement augmentent…
L’intelligence artificielle est-elle un danger ?
Une citation me vient à l’esprit : « Malheur aux peuples dont les robots sont devenus les maîtres ! » Et c’est vrai, le monde n’est pas à l’abri de certains esprits dérangés du type docteur Folamour, capables de fabriquer des armes infernales, des robots tueurs, ou encore des cyborgs transhumanistes à la Frankenstein. Ceci précisé, comment ne pas reconnaître les potentialités extrêmement bénéfiques de l’intelligence artificielle dans toute une série de domaines, comme par exemple l’imagerie médicale (qui m’a sauvé), l’astronomie, l’aéronautique… ? N’ayant personnellement aucune compétence scientifique, mon essai aborde la troisième révolution industrielle (intelligence artificielle, numérique, robotique, biochimie…) dans une optique sociétale, en tant que phénomène qui pèse lourdement sur nos modèles de vie. Tout ce qui permet à l’humanité de sortir quelque peu de l’obscurantisme est bon à prendre. Aucune réserve, donc, sur la recherche fondamentale, si ce n’est que ses résultats appartiennent au patrimoine commun de cette même humanité et que personne, aucun État, aucune entreprise privée ne devrait être en mesure de se les approprier. Quant à la recherche appliquée, elle devrait impérativement être balisée, réglementée, contrôlée, voire régentée par l’autorité publique. Dans mon essai, je propose une régulation selon le format UREED (Utile, Renouvelable, Ethique, Equitable, Démocratique). Bornons-nous ici à trois considérations. Tout d’abord, l’ADN du néolibéralisme est de produire et fourguer aux consommateurs tout et n’importe quoi. Or, vu que les nouvelles technologies sont fortement énergivores et voraces en minerais rares, une vision utilitariste s’impose : il faut opérer un tri rigoureux ! Ensuite, il convient absolument de réduire la fracture numérique (sociale, générationnelle, géopolitique). Enfin, dans l’intérêt de la démocratie et de nos libertés (pour éviter les scénarios de type orwellien), ce secteur devrait être placé sous la gouvernance mondiale.
Qu’appelez-vous le Multilatéralisme-Transcendantal ?
C’est une dimension essentielle de cet essai, car la vision équitabliste est avant tout humaniste, internationaliste, voire universaliste. Au plan mondial, le multilatéralisme n’a de sens que s’il forme un tout cohérent et que sa gouvernance s’exerce dans tous les domaines permettant le bien-être de l’ensemble des humains (près de 8 milliards) et la sauvegarde de la planète. Or, ce n’est pas comme cela que l’architecture institutionnelle mondiale fonctionne actuellement. Elle s’est construite autour de deux axes indépendants, deux systèmes clairement antinomiques. D’une part l’ONU qui, en tant qu’émanation démocratique des États souverains, prône la coexistence pacifique, la coopération et la solidarité. D’autre part l’OMC qui (avec le FMI et la Banque Mondiale) est régie de manière ploutocratique. Dans le droit fil de la doxa néolibérale, elle s’évertue à déréguler les marchés pour permettre le libre-échange, la protection des investissements et la compétition. C’est, en fait, la consécration de la loi de la jungle qui favorise la domination des puissants sur les faibles, l’exploitation des peuples, le pillage et le gaspillage des richesses naturelles. C’est absurde puisque, dans bien des cas, l’action de l’OMC rend dramatiquement inopérante celle de l’ONU (faim, réfugiés, environnement…). La première chose à faire serait donc de placer le commerce, l’économie et la finance sous la coupole d’une ONU transformée et revigorée (dans l’esprit de la Charte de San Francisco). Schématiquement, le Conseil de sécurité serait rééquilibré pour le rendre à la fois plus représentatif des réalités géopolitiques actuelles et plus opérationnel en empêchant les blocages excessifs. On créerait une nouvelle instance (sous le chapeau de l’Assemblée générale et du Conseil) pour le développement durable et le bien-être des peuples. Via diverses branches, elle s’occuperait de la régulation économico-sociale (y compris le commerce et la finance), des grandes orientations en matière d’environnement et de climat, de la sécurité alimentaire, de la santé, de la révolution numérique (y compris l’espace) et de la mobilité. Elle disposerait des moyens nécessaires à cet effet dans tous les domaines : politique (un Directoire composé de personnalités indépendantes des États et du privé élues par l’AG de l’ONU au départ d’une liste établie par le Conseil de sécurité) ; administratif (efficace, mais pas pléthorique) ; scientifique (Centres spécifiques de recherches qui coopèrent avec les universités et autres centres publics et privés) ; financier (une Banque Centrale mondiale, un Fonds vert vraiment significatif, et, pourquoi pas une monnaie mondiale ; juridique (règlementations et tribunaux du type CPI). Utopique cette proposition ? Ce qui serait utopique, en tout cas, c’est de croire que l’on peut continuer comme actuellement sans risquer un effondrement majeur…
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