Journaliste, photo-reporter et auteur, Olivier Goujon répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Pitcairn : les révoltés du Bounty vont disparaître aux éditions Max Milo.
Il y a donc encore des descendants des révoltés du Bounty qui forment la plus petite communauté au niveau mondial…
Ils forment même une nation au sens où ils constituent un groupe cohérent doté d’une langue, d’une administration, d’une conscience de son unité et d’un désir de vivre ensemble. Malgré les aléas de son histoire et les passions tristes – violence, jalousies, mensonge…- qui ont dominé son destin, Pitcairn et sa petite population vont traverser 4 siècles. À leur arrivée, les mutins et les quelques polynésiens qui les accompagnaient se sont déchirés et ont failli disparaître complètement, mais ils ont survécu et l’île a compté jusque 220 habitants au XIXe siècle avant qu’une partie des habitants ne migrent à Norfolk, plus porche de l’Australie. L’île s’est ensuite développée en complète autarcie, vivant de cultures vivrières et de contacts rares avec des bateaux de passage. Il faut savoir qu’aujourd’hui encore, Pitcairn est physiquement très difficile à rejoindre, il faut 3 jours de mer sur un cargo qui ne passe qu’une dizaine de fois par an, à partir de Mangareva Gambier, qui est déjà l’un des endroits les plus reculés de Polynésie… Sans compter que personne ne met le pied dans l’île sans l’accord du conseil de l’île et du Haut-commissariat anglais, qui sont particulièrement tatillons depuis l’affaire…
Un lourd passé pèse sur cette communauté, quel est-il ?
Je dis dès le début du livre que c’est un peuple maudit. C’est une métaphore, mais de fait, Pitcairn se fonde sur un acte de rébellion, une transgression définitive qui porte philosophiquement une exclusion du monde, un refus de l’humanité et de ses lois. Dans la trilogie qu’ils consacrent à l’aventure des mutinés, à laquelle je fais référence, Nordhoff et Hall[1], identifient la séquence biblique de la destinée pitkerner[2] : rébellion, punition, rédemption… L’errance sur les mers et le chaos des guerres intestines étant le symbole même de la punition divine. C’est cette séquence religieuse, qui correspond profondément à une ontologie occidentale, qui, à la fois, fonde le mythe et entretient la malédiction. Mais alors que la rédemption semblait s’accomplir après le « pardon » accordé par l’Angleterre aux mutins à la fin du XIXe siècle (voir livre), voilà qu’un nouveau pas est franchi dans la damnation avec l’affaire des viols et « offenses sexuelles » qui pré-existent mais éclatent au grand jour dans les années 2000, disons avec l’arrivée d’internet et l’intérêt individuel de quelques personnes au début. Les plaintes d’enfants et de femmes pour viols et des abus sexuels vont donner lieu à une formidable enquête à rebondissements qui débouchera sur quelques condamnations.
À ce stade, l’Angleterre, coupable d’avoir fermé les yeux, va opérer un spectaculaire rétablissement médiatique et une véritable reprise en main coloniale de l’île.
Mais c’est pour d’autres raisons que leur avenir est en jeu…
L’île et son petit peuple sont ce que les anglo-saxons appellent une « pin in the ass »[3] de l’Angleterre. En réalité, Pitcairn est la conscience noire de l’Angleterre depuis que les mutins ont acté leur rébellion. Pendant 2 siècles l’Angleterre a, au mieux, laissé dépérir l’île en s’en désintéressant, au pire – j’explique comment et pourquoi dans le livre – elle a couvert et, partant, favorisé, les actes de pédo-criminalité qui s’y sont déroulés malgré les nombreux avertissements de professeurs, d’administratifs ou de simples voyageurs. L’Angleterre doit donc redresser la barre. Première étape : on organise les procès à Pitcairn, comme le réclament les avocats des « hommes »[4], mais ce qui semble une concession est un piège car le seul fait que les procès se déroulent à Pitcairn signifie bien que Pitcairn est à tous les effets une possession anglaise, l’argument de l’indépendance de Pitcairn tombe. La loi anglaise devient légitime. Les mécanismes juridiques en jeu ont été particulièrement retors. Je renvoie au livre pour ça. Seconde étape : organiser la dépendance économique totale de Pitcairn, avec la complicité passive des pitkerners, qui se sont vautrés dans ce nouveau confort. Fini l’autonomie, bonjour Coca-cola et télé satellite. Parallèlement, du point de vue démographique, comme les enfants sont partis[5] et que les vieux disparaissent, on feint des efforts pour repeupler Pitcairn en recueillant des dossiers d’installation venus du monde entier mais en réalité on les refuse ou bien on compte sur les dissensions internes et les conflits entre pikerners pour pourrir les rares tentatives d’apport de sang neuf[6]. Troisième étape, mettre en place le rôle stratégique de Pitcairn, peu à peu débarrassée de sa population autochtone originelle, artisane, concernée par un développement local, au profit d’une structure purement économique favorisant le tourisme de milliardaires (bateaux à fond de verres, observation des baleines…) et certains enjeux militaires ou stratégiques. Pour ne donner ici qu’un exemple, l’Angleterre d’après le Brexit cherche de nouveaux débouchés économiques : l’accès aux marchés et aux zones d’accords commerciaux d’Asie et d’Océanie lui est possible grâce à Pitcairn qui est, rappelons-le, la seule possession britannique dans l’Océan Pacifique. La création d’une immense réserve marine s’inscrit également dans ce cadre. Mais on voit bien que la dimension humaine locale est oubliée, c’est pourquoi je dis que les derniers descendants des mutins vont disparaître. Cela correspond d’ailleurs profondément à un tropisme existentiel anglo-saxon : l’Angleterre a toujours eu une vision non messianique mais essentiellement économique de la domination coloniale. La boucle est bouclée, 230 ans après, les mutins sont enfin punis.
[1] Charles Nordhoff et James Norman Hall sont les auteurs de la trilogie du Bounty (Les révoltés du Bounty, Dix-neuh hommes à la mer et Pitcairn) parue en 1935
[2] En anglais pitcairner. La langue véhiculaire utilisée par les habitants de Pitcairn est un anglais créolisé sur le mode des « pidgins » du Pacifique (Papouasie, Vanuatu.. 😉
[3] Expression populaire anglaise signifiant un problème, une gêne, littéralement, « Une épine dans les fesses »
[4] Durant toute l’affaire, les coupables sont régulièrement désignés par l’expression anglaise « the men »
[5] Aujourd’hui encore la présence d’enfants dans l’île est très réglementée
[6] Voir livre. Des milliers de dossiers ont été déposés ces dernières années, ne débouchant que sur de rarissimes tentatives réelles d’installation, qui échoueront toutes.
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