Gérard Araud, diplomate, ancien ambassadeur de France aux États-Unis, auprès des Nations Unies et en Israël, répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Henry Kissinger – Le diplomate du siècle » aux Éditions Tallandier
Selon vous, on ne peut pas comprendre la politique de Kissinger sans faire référence à sa jeunesse en Allemagne jusqu’en 1938 dans une famille juive antisioniste…
Qu’un enfant juif ait passé cinq années dans l’Allemagne nazie entre ses dixième et quinzième anniversaires ne peut pas ne pas laisser des traces chez l’adulte. La plus évidente sera le conservatisme profond d’un Kissinger qui a vu son monde s’effondrer et sa famille décimée et se méfiera toujours des prophètes. Pour lui, l’injustice sera toujours moins dangereuse que le désordre. Qu’il ait été éduqué dans une famille strictement orthodoxe et donc farouchement antisioniste explique, par ailleurs, peut-être, qu’il n’hésitera jamais à affronter Israël lorsque les intérêts américains seront en jeu.
C’est « le diplomate du siècle », le responsable américain des affaires internationales le plus connu mondialement. Pourtant vous écrivez : « Kissinger n’a été qu’un interlude dans l’histoire de la diplomatie américaine », dans quel sens ?
Les États-Unis sont intrinsèquement « wilsoniens » c’est-à-dire persuadés d’être la Jérusalem terrestre et les seuls idéalistes dans un monde de pécheurs. Ils ont donc sincèrement besoin d’habiller leur politique étrangère d’une apparence de désintéressement et de générosité. Kissinger ne s’embarrassait pas de ces feuilles de vigne. Il ne pouvait donc s’enraciner dans la tradition américaine. D’une certaine manière, il est resté européen.
Parmi les exemples d’échecs de la diplomatie, lorsque la mise en scène prend le dessus, on peut citer le triomphe de Jackson aux dépens de Kissinger dont en réalité les juifs soviétiques ont fait les frais…
Oui, paradoxalement, Kissinger a prouvé, à cette occasion, que le réalisme pouvait être finalement plus humaniste que l’agitation tribunicienne autour de la rhétorique des droits de l’homme. Il avait discrètement obtenu des Soviétiques la promesse de 50 000 visas annuels pour les juifs qui voulaient émigrer, mais il fallait que ce ne soit pas public pour permettre à l’URSS de ne pas perdre la face. Jackson n’en a pas voulu et a haussé le ton. Moscou a réagi et l’émigration juive en a été ralentie.
Il est vomi par la droite du parti républicain, détesté par la gauche démocrate. Mais 40 ans après avoir quitté le pouvoir, il reste une figure incontournable toujours consultée tant par les présidents américains que par les responsables étrangers.
Quarante-quatre ans après son départ du pouvoir, Kissinger reste un exemple unique d’un ancien Secrétaire d’État qui continue d’être écouté et consulté. Ses articles sont cités et ses opinions discutées. Il y a quelques années encore – il a 98 ans – il était reçu par tous les chefs d’État, de Poutine à Xi Jinping et Emmanuel Macron a tenu à le rencontrer en 2018 lors de sa visite d’Etat à Washington. Il s’est imposé comme une ‘’statue du commandeur’’ de la politique internationale grâce à son intelligence analytique et … aussi son absence de toute sentimentalité.
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