Sylvie Matelly est économiste et directrice adjointe de l’IRIS. Carole Gomez est chercheuse à l’IRIS, chargée des questions liées à l’impact du sport sur les relations internationales. Elles répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Argent sale : à qui profite le crime ? », aux éditions Eyrolles.
L’argent sale est-il un des aspects inéluctables de la mondialisation ?
Avant toute chose, il convient de rappeler que l’argent sale, et de façon générale les questions de corruption, sont des phénomènes anciens, qui existaient déjà dans l’Antiquité et qui pouvaient même être dénoncés. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un nouveau problème, qui serait survenu en raison d’un évènement ou d’une conjonction d’évènements.
En revanche, la mondialisation a considérablement accentué le phénomène, à plusieurs titres. D’une part, parce qu’elle a conduit au développement sans précédent des richesses partout dans le monde ; d’autre part, parce qu’elle correspond au développement des activités internationales. Or, aujourd’hui, les règles, comme leur contrôle, sont nationales et souveraines. Il reste alors très compliqué de suivre des mouvements internationaux de capitaux ou des trafics en tout genre. Cette opacité facilite les activités peu éthiques ou illicites, donc l’argent sale.
Les paradis fiscaux sont une parfaite illustration de ces deux aspects. Ils prospèrent avec l’augmentation des personnes fortunées qui peuvent abriter leur fortune dans ces havres de discrétion, les mouvements de capitaux y étant relativement libres. C’est en partie pour cette raison que l’Union européenne (UE), marché unique qui garantit la libre circulation des capitaux sans pour autant que la fiscalité ne soit harmonisée ou les échanges d’informations systématiques entre les pays, abrite ces territoires paradisiaques. C’est très pratique.
En conséquence, la multiplication des acteurs, d’une part, et des relations entre eux, d’autre part, vont considérablement accroître les opportunités de créer et de développer l’argent sale. Aussi, nombreux sont les exemples où de l’argent issu de la contrefaçon ou de la corruption va transiter par des paradis fiscaux, pour alimenter les caisses d’organisations terroristes par exemple. Il est fondamental de comprendre qu’il ne s’agit ni d’une spécificité d’un pays, ni de celle d’un secteur. Plus que jamais, il faut envisager le problème de façon holistique pour arriver à le comprendre et y apporter les bonnes solutions.
La lutte contre l’argent sale est-elle perdue d’avance, les moyens mis en œuvre n’étant pas assez puissants ou constamment en retard par rapport à l’essor du phénomène ?
La lutte contre l’argent sale, à l’instar de la lutte contre la corruption, est évidemment difficile et renvoie souvent au mythe de Sisyphe. Éradiquer complètement l’argent sale relève d’une douce utopie, à laquelle personne ne croit. Aussi, dans un monde où les mouvements de capitaux, mais aussi de biens et de services, sont globaux et les règles nationales, la lutte est très compliquée. Elle suppose que les États parviennent à s’entendre et à coopérer, faute de pouvoir élaborer et faire respecter des règles communes. Or, il y a toujours des « passagers clandestins ». Il suffit par exemple d’analyser la politique fiscale du président Trump : baisser les impôts c’est participer à la concurrence fiscale donc entretenir la tentation de l’évasion fiscale.
Au-delà, il y a aussi la rapidité de la capacité d’adaptation des mouvements d’argent sale. Les accords de coopération et d’échange d’informations des pays européens et des États-Unis avec la Suisse ont par exemple conduit à une délocalisation des flux de capitaux.
Enfin, l’idée selon laquelle tout cet argent, et en particulier celui des très riches qui font de l’optimisation fiscale avant tout donc rien d’illégal, participe au financement de la croissance économique est tenace chez de nombreux leaders politiques. Pourtant, de nombreuses études économiques ont pu chiffrer les conséquences politiques, économiques, mais également sociales, de cet argent sale et mettent clairement en avant le déséquilibre créé par ce dernier. En d’autres termes, la théorie du ruissellement ne peut, cette fois encore, pas s’appliquer. Pourtant, les hommes et femmes politiques craignent souvent de s’y attaquer frontalement alors que la crise de 2008 et ses conséquences encore perceptibles aujourd’hui, ou la montée des inégalités qui menace directement nos démocraties (l’élection de Donald Trump aux États-Unis ou le vote pour le Brexit au Royaume-Uni sont les causes avérées de ces inégalités croissantes !) sont des exemples on ne peut plus criants du danger de ces phénomènes.
Par ailleurs, les paradis fiscaux n’abritent pas que les produits de l’optimisation fiscale. Ils existent grâce à ce phénomène, mais abritent aussi en toute quiétude l’argent du crime, des trafics en tout genre et du terrorisme… Les États dépensent ainsi toujours plus d’argent pour protéger leurs pays de ces fléaux que l’impôt ne suffit pas à payer !
Pourtant, la lutte, aussi complexe soit-elle, n’est pas perdue d’avance. La multiplication des scandales et la montée en puissance de la société civile rendent ce phénomène de moins en moins tolérable. À la suite des différentes crises économiques, la mise en lumière des ressources qui échappaient aux caisses de l’État a rendu le phénomène inadmissible. À ce titre, le cas des paradis fiscaux est particulièrement intéressant, puisque cela était, il y a encore quelques années, présenté comme une technique presque exotique, filoute. Or, avec les enquêtes menées, avec le décryptage des mécanismes et des acteurs impliqués, avec des études montrant les conséquences concrètes du recours à ces havres fiscaux sur la micro et macro-économie, les mentalités ont petit à petit évolué, et ce qui était toléré il y a dix ans tend désormais à être dénoncé avec virulence.
Quelle(s) menace(s) stratégique(s) représente l’argent sale ?
Nous avons pris le parti dans cet ouvrage de ranger sous le vocable général d’argent sale, l’argent lié à la corruption, à la criminalité organisée, à la contrefaçon, au financement du terrorisme ou encore aux paradis fiscaux. Notre idée était donc d’adopter une position holistique permettant de mieux considérer les enjeux et les menaces. Au-delà du seul aspect purement juridique de ces pratiques, le recours à la contrefaçon, aux paradis fiscaux ou à la corruption, revient à saper le contrat social mis en place entre les différentes composantes de la société et à accroître les inégalités au sein des différents acteurs. Par extension, cette méfiance croissante envers les dirigeants nourrit les votes contestataires et la montée des mouvements populistes et peut poser de graves problèmes, à court et long terme, à nos démocraties.
En outre, à l’heure où l’on entend mener une guerre au terrorisme ou à la criminalité organisée, il est essentiel de s’intéresser à son financement et de comprendre les mécanismes qui permettent de les alimenter. Ce défi se complexifie d’autant plus avec le perfectionnement des mécanismes et le développement de nouvelles pratiques et technologies, par exemple les cryptomonnaies, qui supposent d’ores et déjà d’importantes adaptations pour le futur de la lutte contre l’argent sale.
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