Rony Brauman est médecin, ancien président de Médecins sans Frontières (MSF) de 1982 à 1994. Directeur de Recherche à la Fondation MSF et professeur à l’université de Manchester (HCRI), il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Guerres humanitaires ? Mensonges et intox », aux éditions Textuel.
Comment expliquer que la première des guerres humanitaires (Somalie, 1992) est venue considérablement aggraver une situation qui n’était pas si désespérée ?
La situation était très dégradée, le conflit ayant provoqué des déplacements massifs de population, en proie à la famine, que les quelques organisations humanitaires présentes sur le terrain tentaient d’assister. Les images de cette catastrophe ont surgi sur les écrans durant l’été 1992, montrant des scènes de désolation qui, si elles n’étaient pas fabriquées, ne reflétaient pas la situation d’ensemble du pays. De même que n’étaient pas inventées les attaques de convois de vivres ni la violence des groupes armés qui se disputaient l’accès au pouvoir.
Pour autant, contrairement à ce qui était souvent dit, l’assistance n’était pas impossible. C’est ce que démontrait l’action des organismes d’aide à pied d’œuvre dans le pays, et qui réclamaient à cor et à cri une intensification de l’aide alimentaire. Nous estimions[1] qu’il fallait amplifier les apports d’aide alimentaire, quitte à en laisser une partie aux mains des groupes armés ; il fallait les organiser de manière régulière et prévisible de façon à en faire chuter la valeur et donc dépouiller ces vivres de leur intérêt marchand. Nous pensions, et je continue de le croire, qu’il s’agissait de la bonne réponse à l’insécurité et aux attaques de convois.
Mais ce pragmatisme n’avait, semble-t-il, pas droit de cité face au dispositif hésitant des Nations unies : leurs émissaires sur le terrain affirmaient, ignorant les opérations d’aide en cours, que les conditions de sécurité interdisaient le déploiement des aides. De même, les tentatives de négociations menées par le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies n’étaient pas soutenues par la hiérarchie et ont été disqualifiées afin de privilégier l’option sécuritaire. Au lieu d’envoyer de la nourriture rapidement, on a préparé le terrain à un déploiement militaire qui a eu lieu des mois plus tard, décalé par rapport à l’urgence, et qui a été lui-même happé dans le conflit.
Les guerres humanitaires ne sont-elles qu’une formidable affaire de communication ?
La communication en est une dimension primordiale, puisque leur intitulé même est une affaire de communication. Pour la Somalie par exemple, il s’agissait pour le Secrétariat général de l’ONU de promouvoir le projet et de se donner des moyens militaires de gestion de crises internationales. Ceux-ci étaient prévus par la charte, mais avaient jusqu’alors été neutralisés par la guerre froide et ses vétos automatiques. En imposant une vision sursimplificatrice de la crise en Somalie – des enfants affamés condamnés à mort par des miliciens barbares qu’il fallait mettre hors d’état de nuire, Boutros Boutros-Ghali pensait sans doute agir pour le renforcement du multilatéralisme. L’objectif n’était pas honteux, loin de là, mais sa mise en œuvre a considérablement retardé la marche des secours, sans même parler de la catastrophique dérive militariste qui a coûté de nombreuses vies.
Et que dire de notre dernière « guerre humanitaire » en Libye, sinon qu’elle fut le règne du mensonge ? Là encore, le bellicisme se travestissait en sauvetage, mais d’une manière plus caricaturale : je montre dans mon livre la succession de mensonges franco-qataris qui ont conduit à la guerre et qui ne le cèdent en rien à ceux proférés par les Américains pour justifier l’invasion de l’Irak en 2003. J’ajoute qu’aujourd’hui encore, je suis sidéré par la passivité, voire la docilité, avec laquelle les allégations de massacres ont été relayées, sans vérification, sans recoupement, par une grande partie de la presse et de la classe politique en France. À quand une commission d’enquête parlementaire sur cette guerre, comme l’ont fait les Britanniques ?
Vous dîtes refuser le pacifisme. Comment, dès lors, définir des guerres légitimes ?
Je ne suis pas pacifiste, en effet. Avant tout parce que je crois qu’il est légitime de recourir à la force pour se défendre en cas d’attaque, mais aussi parce je pense qu’il existe des situations qui appellent à l’usage de la violence pour prévenir de violences plus grandes encore. C’est ici que les critères de la « guerre juste » peuvent aider à y voir plus clair.[2] On voit qu’en Somalie, on peut considérer comme satisfaits les trois premiers critères, mais que les deux derniers, les plus importants à mes yeux, ne le sont pas. Rien de sérieux n’a en effet été tenté pour offrir une alternative à l’usage de la force ; et les objectifs de cette intervention armée sont rapidement devenus irréalistes et vagues, allant jusqu’à la « construction étatique » (state building), ce qui était un irrémédiable passeport pour l’échec.
Reste que prévenir ou enrayer un massacre peut demeurer une cause juste et que l’on a vu des situations où des forces extérieures ont joué un rôle positif : au Timor oriental (1999), en Sierra Leone (2002), et dans une moindre mesure, au Kosovo (1999). Dans ces diverses situations, on peut dire que la situation après intervention est préférable à celle d’avant. Bien que très différents, ces trois cas présentent des similarités éclairantes : il y a un gouvernement en place, ou prêt à s’installer, le territoire est exigu, les buts de l’intervention armée extérieure sont limités et précis. À défaut de pouvoir parler de guerres « justes », on peut tout de même les qualifier de « justifiables ». Ce n’est certainement pas le cas pour la Libye : la cause était fabriquée, toute tentative de médiation était immédiatement disqualifiée et les chances de succès étaient d’emblée nulles, si l’on veut bien se rappeler que l’on n’installe pas un État de droit avec des missiles.
[1] Je parle ici notamment du CICR, de World Vision et de MSF, trois organisations aux méthodes sensiblement différentes.
[2] Ils sont au nombre de cinq : une cause juste, une autorité légitime, une réponse proportionnée, la force comme ultime recours et des chances raisonnables de succès.
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.