Dominique Eddé, romancière et essayiste, répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : « Edward Said : le roman de sa pensée », aux éditions La fabrique.
Chargée du lancement en France de l’ouvrage d’Edward Said, L’orientalisme, vous témoignez de « l’incroyable difficulté à mobiliser les médias français ». C’est pourtant une œuvre majeure, traduite dans plus de trente langues…
Le livre est paru aux éditions du Seuil en 1980, au moment où la scène intellectuelle et médiatique parisienne était marquée par l’apparition des nouveaux philosophes qui révisaient, de manière catégorique, leur rapport au tiers-monde, au marxisme et au religieux, en ce sens que l’identité juive, confondue par plus d’un avec l’identité israélienne, mettait désormais sur la défensive des esprits auparavant laïcs, ou, du moins, libres de ce type de solidarité communautaire. L’émission « Apostrophes », de Bernard Pivot, qui avait beaucoup de pouvoir sur le destin des livres, s’inscrivait dans cette mouvance, qui établissait un nouvel ordre de priorités, dénonçant à juste titre l’aveuglement des staliniens, mais s’acquittant aussi, à peu de frais, d’autres enjeux qui auraient encombré ou déstabilisé les raisonnements unilatéraux. Pour ce monde-là, il s’agissait d’en finir en bloc avec la culpabilité de « l’homme blanc ».
Ainsi, Edward Said, grand orateur palestinien, francophone, de culture et d’envergure internationale, n’était pas une bonne affaire. Le débat qui aurait dû, de toute évidence, se dérouler entre lui et les tenants de cette pensée occidentalocentrée n’a donc pas eu lieu. Ce rendez-vous télévisé manqué a privé les auditeurs français d’un échange qui eut été non seulement salutaire, mais peut-être bien utile à la paix.
Je n’ai pas eu de mal, en revanche, du temps où je travaillais aux éditions du Seuil à faire inviter Raymonda Tawil, la mère de l’épouse de Yasser Arafat, à la télévision. On devinera pourquoi.
Pour Edward Said, la solidarité à la cause palestinienne ne signifiait pas avaliser « les magouilles et fourvoiements de ceux qui étaient les représentants officiels ». Pouvez-vous expliquer ?
Membre du Conseil national palestinien de 1977 jusqu’à sa démission en 1991, Edward Said s’est fermement opposé aux dérives et corruptions de l’Autorité palestinienne dès le début des années 1990, par une critique très vigoureuse et très étayée – vérifiée par l’Histoire – des accords négociés à Oslo en 1993. Ses principes n’ont pas varié : il voulait la paix, bien avant d’autres, mais une paix conséquente, dotée d’un possible avenir, fondée sur l’égalité et le respect mutuel. Il voulait la reconnaissance des droits des Palestiniens, et non la reconnaissance exclusive de l’OLP aux dépens du peuple, comme ce fut le cas avec ces accords qui passaient outre la question majeure de la décolonisation, sans parler de la question de l’eau, des réfugiés, et bien sûr de Jérusalem.
Said était ulcéré par le manque de sérieux des négociateurs palestiniens qui ne disposaient même pas de leurs propres cartes géographiques. Savoir, par ailleurs, que nombre d’entre eux s’en mettaient plein les poches le rendait malade.
En réalité, il était difficile de mener autant de combats : ne rien lâcher face au rouleau compresseur de la politique israélienne, ne rien céder à l’antisémitisme qu’il avait en horreur, ne pas ménager les prétendus représentants du peuple palestinien qui, par incompétence et par manque de vision, assortis d’alliances opportunistes, ont préféré, contrairement à un Nelson Mandela, négocier leur pouvoir plutôt que défendre le droit.
Pensez-vous, comme le soutiennent le gouvernement israélien et ses avocats, que la cause palestinienne est reléguée à l’arrière-plan de la scène stratégique ?
Ce qu’on appelle la « cause palestinienne » est trahie, reléguée à l’arrière-plan depuis longtemps. Il suffit d’additionner, jour après jour, le nombre de nouvelles colonies et de terres confisquées : le projet qui consiste à effriter méthodiquement le territoire physique et moral des Palestiniens est parfaitement au point. Aussi vais-je un peu déplacer la question.
La politique de morcellement, favorable à l’identité communautaire, qui a commencé en Cisjordanie, s’est bel et bien étendue, à travers les guerres du Golfe, à l’ensemble de la région, et tout indique qu’elle risque de poursuivre son entreprise de destruction. Ce mouvement de décomposition et de repli, dont rêvait Oded Yinon en 1982, signe une défaite généralisée. Ceci étant dit, qu’en sera-t-il dans vingt ou trente ans ? On peut supposer que les logiques de manipulation politique, à l’œuvre depuis un siècle, seront alors malmenées, voire balayées, par des enjeux très supérieurs et écrasants. L’intelligence artificielle dont nous parle brillamment l’historien israélien Harari dans son livre Homo Deus ne rendra-t-elle pas bientôt dérisoires ces politiques de séparation et de cloisonnement ? Pour survivre, l’espèce humaine ne sera-t-elle pas obligée de se penser en tant que telle, plutôt qu’en termes pathétiques d’identités religieuses ou même nationales ?
Reste la question centrale de Jérusalem. Germaine Tillon voyait loin quand elle disait qu’il manquait à ce centre des trois grandes religions du Livre, le christianisme, le judaïsme et l’islam, une quatrième religion : celle du bon sens. « Il faudrait », ajoutait-elle, « que ces quatre religions, ensemble, se mettent d’accord pour considérer Jérusalem comme un centre nerveux tout à fait indiqué pour le monde tel qu’il est. » Oui, un centre nerveux plutôt qu’un centre de monopole et de puissance. Le meilleur moyen de gagner du temps, de désarmer les foutraques et d’épargner les vies serait, en effet, de déclarer Jérusalem capitale neutre, ouverte à tous. Transformer le conflit en potentiel, et cette vieille ville saturée en capitale mondiale de la pensée non artificielle. Imaginez-vous la victoire que ce serait pour les Israéliens et les Palestiniens ? Retourner cette sinistre et infernale logique de guerre en un projet commun d’avant-garde intellectuelle et politique à l’échelle…planétaire ?
Lors de son entretien avec N. Mandela, ce dernier avait dit à E. Said qu’il fallait frapper les imaginations. E. Said a beaucoup fait, avec son ami, Daniel Barenboim, dans cet esprit. À présent, quel meilleur lieu de rendez-vous que Jérusalem pour imaginer et penser le monde autrement ? Pour affronter, toutes disciplines et nationalités confondues, le danger que représente, pour notre espèce, une toute-puissance robotique à la gigantesque mémoire, mais coupée de la mémoire humaine ? Cette mémoire humaine et individuelle ne sera préservée qu’à la condition d’un renoncement aux mémoires exclusives érigées en droit de propriété.