Nadir Dendoune est journaliste, auteur de plusieurs livres dont « Un tocard sur le toit du monde », adapté au cinéma en 2017. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Nos rêves de pauvres », aux éditions JC Lattès.
Vous décrivez un pays où l’élite aura du mal, malgré sa volonté, à rester blanche. Qu’entendez-vous par là ?
Pas seulement blanche, l’élite dans notre pays est aussi très masculine. Il a fallu faire voter des lois pour que les femmes soient un peu plus égales en France. Et on est encore loin du compte. Les femmes ont toujours des salaires inférieurs aux hommes, subissent encore des discriminations. Alors vous imaginez faire de la place aux basanés ! L’élite prend peur si l’un d’entre « nous » décide d’être danseur étoile ou de faire carrière dans le théâtre. On préfère la voir exceller dans le foot ou le rap. Surtout, bien nous garder à distance : qui sait, on pourrait prendre leur place.
L’élite doit rester bien blanche dans notre pays. Mais comme Dame Nature a donné du talent à tout le monde, « nous », basanés de tout poil, occupons tout de même de plus en plus d’emplois qualifiés même quand tout est mis en œuvre pour nous bloquer la route. Et puis, nous n’avons plus peur ni honte d’être ce que nous sommes. Nous sommes sortis du schéma habituel de misérabilisme, de victimisation. Même si ça fait 30 ans que nous tenons le même discours, l’élite blanche et masculine peut compter sur nous pour continuer à revendiquer. C’est justement parce que nous avons la haine que nous ne sommes plus des victimes.
Pourquoi le mot « intégration » vous met-il en colère ?
A chaque fois qu’un basané, peu importe qu’il soit né en France, « réussit » (que veut dire la réussite ? Un berger du Larzac est sans doute plus heureux que nous tous !), on dit qu’il est bien intégré. On ne le dit jamais pour parler de la réussite d’un « blanc ». Certains ne peuvent pas s’empêcher d’utiliser encore et toujours le mot « intégration » pour parler de « nos » réussites ou échecs (ils ne sont pas intégrés). Comme si « nous » étions d’ailleurs. Comme si « nous » étions des étrangers. Nous sommes nés ici. Ici, c’est chez nous. Nous n’avons pas fait le voyage. Nous n’avons pas à nous intégrer. Utiliser encore et toujours ce terme donnent l’illusion à certains que nous sommes encore sous leur domination. Comme au bon vieux temps des colonies. On aimerait juste une bonne fois pour toutes que ce mot disparaisse. On veut juste être considéré comme n’importe quel autre Français. Quand nous demandons l’égalité, nous voulons dire la normalité.
Vous qualifiez SOS Racisme de « professionnels de l’antiracisme moral qui se sont servis de nos malheurs pour se faire une jolie place au soleil. » Pouvez-vous développer ?
Le 15 octobre 1983 est lancée la Marche pour l’égalité et contre le racisme, rebaptisée « Marche des Beurs ». Du coup, on était plus Français mais des « Beurs ». Quel mot dégueulasse ! Cette marche, initiée par une quarantaine de jeunes des quartiers populaires voulait lutter contre les crimes racistes, les violences policières, etc. Les marcheurs réclamaient l’égalité et la justice pour tous. Quelques semaines plus tard, 100 000 personnes les accueillent dans les rues de Paris. En 1984, a lieu une autre Marche pour l’égalité. C’est là que naît SOS Racisme. On se souvient encore des badges et autocollants siglés d’une main jaune et du slogan « Touche pas à mon pote ». Le succès est immédiat. SOS racisme, ultra subventionnée, devient le chouchou des médias et des politiques (surtout par le Parti socialiste). Mais tout ceci n’est qu’enfumage.
Cette visibilité médiatique, en plus d’être inefficace (en 2017, les violences policières et les discriminations sont toujours très présentes), permet, à l’aide de discours bisounours et de grands concerts, d’étouffer les revendications politiques initiales beaucoup plus profondes. Le « succès » (en réalité, très peu de travail de terrain est effectué) a pour but de dépolitiser l’antiracisme, de tuer tout ce qui est subversif et d’empêcher ainsi l’émergence d’un véritable mouvement antiraciste autonome porté par les jeunes des quartiers populaires, ceux qui subissent en premier lieu les discriminations.
Finalement, l’antiracisme a fini par devenir un truc moral, presque humanitaire. On ne lutte plus contre un racisme institutionnel : taux de chômage plus important chez les basanés, violences policières qui touchent en priorité les Noirs et les Arabes, etc… Non, on tente juste de se déculpabiliser en aidant « son pote », l’Arabe, le Noir à s’en sortir en le tenant par la main. Tous les anciens de SOS – Harlem Désir, Malek Boutih ou Julien Dray et d’autres – ont su profiter de cette association pour se faire une jolie place au soleil. Voilà pourquoi, ils sont tant honnis dans les quartiers populaires.