Pascal Canfin, ancien ministre délégué au Développement et ancien député européen, est directeur général du WWF France. Il répond à mes questions à l’occasion de son ouvrage, « Réinventer le progrès : entretiens avec Philippe Frémeaux », co-écrit avec Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, et paru aux éditions Les Petits matins.
Vous écrivez qu’il n’y a pour le moment aucun pays qui ait à la fois un indice de développement humain satisfaisant et une empreinte écologique soutenable. Le développement durable serait-il une fiction ?
En effet, aucun pays ne parvient à concilier production soutenable et développement humain satisfaisant (IDH > 0,8). Ce constat peut provoquer deux réactions. La première consisterait à percevoir le développement durable comme une utopie impossible à concrétiser, une « fiction », tandis que la seconde (la mienne) envisage ce problème comme le défi de notre génération. Nous devons inventer l’économie neutre en carbone, celle qui respecte les ressources naturelles et assure le développement humain. Au fond le XXe siècle a été celui de l’explosion de la productivité du travail permettant un progrès social inégal dans l’histoire. Le XXIe siècle devra être celui de l’augmentation considérable de la productivité des ressources. Aujourd’hui, nous les gaspillons, nous utilisons pour des usages jetables des ressources rares et nous transformons la planète en une gigantesque poubelle. La révolution de la productivité des ressources est un ressort de création d’emplois majeur et la condition pour ne pas subir les conséquences d’un dérèglement climatique incontrôlé.
Un appel d’offres émis par la ville de Budapest en 2015 pour des bus électriques a été emporté par un constructeur chinois. La Chine a également entamé un plan massif d’investissements dans les énergies renouvelables. Ira-t-elle jusqu’à prendre le leadership sur ce sujet ?
Si le continent européen est le plus pauvre en richesses naturelles, il est le plus riche en capital humain. Dès lors, le défi de l’économie européenne réside dans sa capacité à mobiliser cet avantage comparatif dans la mondialisation. Des industriels commencent à se projeter dans l’avenir d’une économie neutre en carbone mais ils sont encore trop peu nombreux. Alors qu’une partie des industriels européens avaient pris une longueur d’avance sur leurs concurrents mondiaux, votre exemple, comme beaucoup d’autres, illustre la diminution rapide de l’avance européenne au profit de la Chine, qui investit massivement dans la transition énergétique. La Chine a réalisé des investissements records dans les énergies renouvelables en 2015 avec plus de 100 milliards de dollars, soit 36 % des financements mondiaux. Cette tendance fait peser le risque que nous soyons devancés, à terme, dans des secteurs où nous étions précurseurs. C’est pour cela qu’un grand plan d’investissements dans l’économie verte, coordonné en Europe, serait à la fois bon pour l’emploi et pour notre compétitivité. Et bien sûr bon pour la planète !
En quoi le réchauffement climatique a-t-il des répercussions sur la conflictualité [Syrie, État islamique en Afrique de l’Ouest (ex-Boko Haram), etc.] ?
De nombreuses études théoriques et empiriques montrent les liens importants entre environnement et sécurité, car le changement climatique est à l’origine de nombreux phénomènes : il accroît la fréquence des sécheresses, des inondations, des tempêtes etc. et ces catastrophes provoquent une baisse des rendements agricoles qui se répercute sur les prix. Le New England complex systems institute a mis en évidence[1] la hausse du prix des aliments comme élément déclencheur principal des révoltes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Lorsque les habitants ne peuvent plus cultiver leurs terres ou s’alimenter, ils sont contraints de se déplacer pour survivre, et se rendent souvent sur des territoires où les ressources sont déjà pleinement exploitées. À ce titre, les exemples que vous évoquez sont révélateurs. La sécheresse historique qui a frappé la Syrie entre 2007 et 2010 a aggravé la lutte pour les ressources au sein d’une région déjà marquée par des rivalités politico-religieuses. En Afrique de l’Ouest, la réduction de 80% de la superficie du lac Tchad en quelques décennies a créé des tensions entre éleveurs et agriculteurs et a obligé certains hommes, qui se retrouvaient sans ressources, à travailler avec Boko Haram.
Les répercussions du changement climatique sur la conflictualité sont plus ou moins directes et parler de « multiplicateur de menaces », comme le fait le département d’État américain, est la meilleure façon de montrer que, s’il n’explique pas les conflits à lui seul, le changement climatique amplifie les tensions au sein des régions fragilisées. Pour résumer cette situation, on peut dire qu’un système insoutenable sur le plan environnemental provoque de l’instabilité, qui, ajoutée à d’autres facteurs de vulnérabilité (affrontements religieux, ethniques, politiques), augmente l’insécurité et multiplie le risque de conflits. Les migrations actuelles et à venir sont à la fois le témoin et le ferment de cette insécurité croissante. C’est pourquoi, s’engager dans la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement participe d’un travail de paix. D’ailleurs, le Comité Nobel norvégien l’a symboliquement reconnu dès 2007, en accordant au GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), le prix Nobel de la paix. La nécessité d’une approche 3S « soutenabilité-stabilité-sécurité » est désormais saisie par de nombreux spécialistes français et internationaux des questions environnementales, géostratégiques ou militaires, mais insuffisamment par les représentants politiques qui devront s’en emparer lors de l’élection présidentielle.
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[1] https://arxiv.org/PS_cache/arxiv/pdf/1108/1108.2455v1.pdf