Pierre Haski, journaliste, a cofondé le site d’informations Rue89. Ancien correspondant en Afrique du Sud, au Moyen-Orient et en Chine, il est aujourd’hui chroniqueur de politique internationale à L’Obs. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Le droit au bonheur : la France à l’épreuve du monde », aux Éditions Stock.
Vous dîtes que la France se découvre « puissance moyenne dans une Europe malade ». Est-ce dû au fait que nos dirigeants aient perdu le sens du long terme ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord, pendant longtemps, sous les présidences du général de Gaulle et de François Mitterrand surtout, la France a « boxé au-dessus de sa catégorie », pour employer une métaphore sportive. Leur posture pendant la guerre froide et le statut particulier de la France ont permis de donner à notre pays un surcroit d’influence dans un contexte de division du monde en blocs. La dernière manifestation de ce statut particulier a été, bien après la fin de la guerre froide, le refus français de participer à l’invasion de l’Irak décidée par l’administration Bush en 2003. Mais, loin d’annoncer un sursaut de l’esprit d’indépendance, ce fut le chant du cygne avant une période de reflux.
Depuis, le réel a rattrapé la France et l’Europe : dans la nouvelle recomposition du monde, nous avons manqué une marche, fait les mauvais choix, et le monde multipolaire que nous appelions de nos vœux dans les années 90 se construit au sein du pôle européen, et même contre lui (cf : Trump et Poutine). La France a tout intérêt à cesser de se gargariser de mots, comme le font souvent les candidats à la présidentielle, et à accepter son statut de puissance moyenne, au lieu d’adopter des postures pseudo-gaulliennes vides de sens. Il ne s’agit pas ici de plaider le renoncement, mais le réalisme : je dis et répète dans mon livre que la France ne manque pas d’atouts, à condition d’être lucide sur elle-même et sur le monde, et de comprendre les mécanismes de l’influence et de la puissance dans le contexte actuel.
Nos dirigeants politiques ont effectivement perdu le sens du long terme, à la fois en raison du « court-termisme » du système politique, suspendu à l’élection suivante, mais aussi de leurs propres parcours, de leurs formations intellectuelles, et de leur ignorance du vaste monde et de ses enjeux géopolitiques au moment de leur accession au pouvoir. Comment peut-on encore élire des dirigeants qui n’ont pas mis les pieds en Asie ou en Afrique et ne découvriront ces mondes émergents qu’à travers des visites officielles ou des relations d’État à État ? Ce n’est pas un sophisme, mais une condition sine qua non de la redéfinition d’une stratégie viable pour la France au XXI° siècle. Je plaide, de ce point de vue, pour revisiter d’urgence notre politique africaine, la débarrasser des restes de Françafrique et surtout de toute approche néocoloniale. À ce prix, nous « rentrerons dans l’Histoire », pour reprendre une phrase (tristement) célèbre.
La diplomatie française est-elle devenue occidentaliste ?
Lorsque Nicolas Sarkozy a décidé du retour de la France dans les structures militaires de l’Otan, il a dit vouloir supprimer une hypocrisie qui consistait à être « dedans et dehors à la fois ». Mais en réalité il a fait plus que ça : il a fait rentrer la France dans le rang, et même si la France ne s’est pas toujours alignée (avec l’Allemagne elle s’est ainsi opposée, à juste titre, à l’entrée de la Géorgie et de l’Ukraine dans l’Otan), elle a perdu sa singularité au profit d’un positionnement ouvertement atlantiste, ou, selon un mot plus contemporain, occidentaliste. Et la remarquable continuité, de fait, entre les quinquennats Sarkozy et Hollande n’en est pas le moindre paradoxe.
Dix ans plus tard, le tournant amorcé par Nicolas Sarkozy apparait d’autant plus comme une erreur qu’il est survenu à la fin de l’ère néo-conservatrice de George W. Bush, et au début de celle de Barack Obama qui, s’il a rendu une certaine dignité à la présidence des États-Unis, a amorcé un désengagement de la première puissance mondiale dont la Syrie a fait les frais, avec la diplomatie française en victime collatérale lors de l’épisode des « lignes rouges » de l’été 2013.
Aujourd’hui, tout est à reconstruire dans la doctrine diplomatique française, alors que démarre avec fracas l’ère Trump, ouvertement hostile à l’Europe et aux valeurs que défend la France. Je plaide dans mon livre pour un débat posé et informé sur la politique étrangère à la faveur de cette campagne électorale, qui se déroule dans un contexte de bouleversements stratégiques mondiaux. Quelle place pour la France en Europe et dans le monde ? Avec quelles alliances, quels objectifs, quels moyens ? C’est un débat-clé qui conditionne tout simplement le fait de savoir si nous allons subir le nouvel ordre mondial qui se dessine, ou en être les acteurs.
Vous déplorez l’importation en France du conflit au Proche-Orient. Que faudrait-il faire pour en limiter les effets négatifs ?
C’est un fait que la France, qui compte en son sein la plus grande communauté musulmane et la plus grande communauté juive d’Europe, est particulièrement sensible aux soubresauts du Proche-Orient, et en particulier du conflit israélo-palestinien. C’est le cas depuis très longtemps – sans remonter à la quatrième République, on rappellera que la guerre de juin 1967, il y a un demi-siècle cette année, avait eu un profond retentissement en France -, mais le facteur nouveau est l’émergence, dans les années 80, d’une génération de jeunes Français issus de l’immigration arabo-musulmane qui s’est mobilisée pour la cause palestinienne à partir de la première intifada dans les territoires occupés. Pouvait-on éviter qu’une partie des communautés juive et musulmane en France se retrouvent en opposition frontale sur ce sujet ? C’est sans doute naïf de le penser, en raison, d’une part, de la place centrale de la question palestinienne dans les inconscients collectifs juif et arabo-musulman, et, d’autre part, de l’évolution des relations intercommunautaires en France, marquées par la concurrence des mémoires, de la victimisation, des fantasmes et des réalités de l’influence et du statut social.
Pour autant, il me semble qu’on pourrait grandement limiter les effets négatifs de l’impact du conflit israélo-palestinien en France en construisant des passerelles au lieu de murs entre les communautés, comme on l’a fait ces dernières années. L’alignement total et inconditionnel des instances communautaires juives françaises – qui ne représentent pas l’ensemble des juifs de France mais sont les seules à s’exprimer en leur nom – sur la politique israélienne quelle qu’elle soit, a beaucoup contribué à cette opposition, tout comme la poussée de la composante religieuse dans la construction identitaire des Français musulmans. Là où, dans les années 80, les combats sociaux pour l’égalité permettaient à des juifs et des musulmans de se retrouver côte à côte, la radicalisation des positions rend désormais ce rapprochement difficile et rare.
Il manque aujourd’hui des voix courageuses, de part et d’autre, pour aller à contre-courant des forces qui poussent à l’affrontement, ou au moins à l’hostilité et l’éloignement. Des voix légitimes qui diraient que l’intérêt de tous, dans le contexte d’une société française fragilisée et divisée, et dans un monde redevenu dangereux et incertain, est de travailler à ce qui nous rassemble, pas à ce qui nous divise. Où sont-elles ?