
Sociologue, directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales, Michel Wieviorka répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage L’idée de gauche peut-elle encore faire sens ? aux Éditions de l’Aube
Selon vous le rapport de la gauche à la nation est anti-nationaliste, mais il n’est pas nécessairement fait d’hostilité ou de refus…
L’idée de gauche s’est construite historiquement sur trois registres : celui du vivre ensemble et de la lutte pour la République, en opposition à l’ordre politique autoritaire et à l’Église catholique ; celui de l’incarnation d’une figure sociale, le prolétariat ouvrier, appelé à diriger toute la société dans les utopies et les discours socialistes et communistes ; enfin, et vous avez raison, plus ambigu, celui de l’unité et de la défense du corps social, et donc la Nation. Cela commence à Valmy, moment patriotique où il s’agit de sauver la Nation, et traverse l’histoire : la nation n’a pas toujours été le seul fait de la droite, et aujourd’hui des extrêmes-droites.
La gauche a été à certains moments, ou chez certains, patriote, y compris, on l’oublie trop souvent, chez Jean Jaurès, dans les jours qui précèdent son assassinat et la déclaration de la guerre en 1914 – mais elle a aussi été souvent internationaliste, comme lui. Elle a résisté à l’envahisseur étranger et aux collaborateurs, pendant la deuxième guerre mondiale, mais pas toujours : faut-il rappeler ici ce qu’a été pour les communistes l’époque du pacte Molotov- Ribbentrop ? Au pouvoir, sous la Troisième République, elle a été impériale et a accompagné une colonisation qui broyait sinon des nations, du moins des peuples – mais elle a aussi, en partie ou à certains moments soutenu des mouvements de libération nationale…. Le grand problème aujourd’hui est simple à formuler, sinon à résoudre : comment la gauche peut-elle contribuer à des progrès dans la construction européenne, sans délaisser la nation ni être pour autant nationaliste ?
Le mouvement d’ensemble de la société en faveur des valeurs d’égalité, de progrès d’émancipation, a reculé au profit de valeurs contraires. Pourquoi ?
L’idée de gauche est en crise pour des raisons profondes. Sur le premier registre de mon analyse, la République, ses partis ne sont plus seuls à s’en réclamer : tout le monde est républicain aujourd’hui, y compris les droites et extrêmes-droites qui incarnaient dans un passé, qui n’est pas si lointain, le refus sans concession de la République. Il n’y a –-apparemment – pas plus républicaine, c’est-à-dire laïque, refusant l’antisémitisme, défendant les institutions, prônant l’égalité des femmes et des hommes que Marine Le Pen !
Sur le deuxième registre : le mouvement ouvrier, que la gauche a pu prétendre incarner politiquement, avait un haut niveau de projet, son horizon était de diriger la société. C’est fini. Même si les syndicats ont encore un rôle important à jouer, ce n’est plus à ce niveau de définition des orientations les plus importantes et de la conduite générale de la vie collective. La gauche est orpheline là aussi.
Enfin, les nationalistes ont presque le monopole de la nation, et la gauche peine à inventer la seule alternative qui vaille selon moi : une combinaison de soutien à la construction de l’Europe et de référence à une idée de nation associée à un message universaliste.
Comme vous voyez, je m’écarte des explications qui ont leur part de vérité, mais qui sont superficielles, celles par exemple qui mettent en cause les politiciens. Il faudrait en revanche tenir compte du fait que la crise de la gauche est un phénomène planétaire : elle a, en France comme ailleurs, des aspects spécifiques et des caractéristiques globales. Peut-être faut-il s’intéresser aussi, pour la comprendre, à la vie des idées, au déclin des intellectuels de gauche dans un monde où Internet et les réseaux sociaux favorisent la droitisation de la pensée. Toujours est-il que l’essentiel, à mes yeux, est que le mouvement de notre société, comme celui du monde, ne peut plus être pensé -ou pas seulement en tous cas -dans les catégories héritées des grandes heures de la Troisième République, du mouvement ouvrier à son apogée, et de la patrie. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, et sans faire table rase du passé, la gauche n’en doit pas moins se réinventer. Elle est pour l’instant – comme la droite – en retard sur la société.
Pour vous, le rêve de la gauche est indissociable d’une solide réflexion sur les services publics, l’État providence, la fiscalité…
Mon cadre d’analyse peut aider à ébaucher une réponse ! Pour ré-enchanter l’idée de gauche, il faut lester la République de plus de démocratie, qu’il s’agisse de promouvoir les droits humains et l’État de droit, d’introduire des changements institutionnels ou de compléter la démocratie représentative qui va mal, par plus de démocratie participative ou délibérative, voire par une certaine ouverture à la démocratie directe. Si la gauche est orpheline du mouvement ouvrier, elle peut s’intéresser aux nouveaux mouvement sociaux et culturels, à condition d’articuler la réflexion de façon à prendre en charge en même temps les préoccupations sociales classiques que vous évoquez ; le service public, la redistribution, etc., et les thématiques culturelles nouvelles ; environnementales, féministes, éthiques, etc.
Mais il y a plus : le social n’est pas seulement souvent opposé au culturel, à l’action face au changement climatique, aux réponses à apporter aux identités, il existe aussi un risque qu’il soit pensé de façon purement défensive, déconnectée de la réflexion sur la science, les nouvelles technologies, l’IA, etc. À quand une gauche capable de se projeter vers l’avenir sur ces enjeux ?
À partir d’évènements isolés, la critique du wokisme revient à discréditer des protestations légitimes un peu comme si on avait voulu à la fin du XIXe siècle déconsidérer le mouvement syndical du fait d’attentats anarchistes…
La réflexion sur les identités devrait ici dépasser le stade misérable de l’opposition entre wokisme et antiwokisme – une question que renouvellent les attaques de Trump contre les libertés académiques et la science : censure, privation de droits, mise au pas du travail scientifique, voici ce que signifie l’antiwokisme dont Trump est maintenant la plus haute figure. La critique du wokisme touche juste quand elle vise des dérapages inacceptables, de l’intolérance, de la bêtise. Mais elle est en France presque toujours réactionnaire. Elle généralise des évènements précis pour disqualifier les contestations antiracistes, féministes, pour la justice, ou en faveur d’une laïcité conforme à la lettre et à l’esprit de la loi de 1905. Elle jette le bébé avec l’eau du bain.
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