
« … et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » écrivait Antonio Gramsci[1]. La « réception » dantesque ou plutôt cette embuscade réservée au président ukrainien Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche par Donald Trump et JD Vance, n’a pas été simplement un show télévisé qui aurait mal tourné ou une dispute spectaculaire entre deux chefs d’État. Elle marque le tournant d’un nouveau monde.
L’ordre mondial mis en place après la Seconde Guerre mondiale, caractérisé par l’existence des Nations Unies et d’alliances militaires, en particulier pour le monde occidental, a pris fin. Il ne faut plus se faire d’illusions : nous entrons dans un monde tout à fait nouveau.
Donald Trump méprise le droit international et l’ONU. Il l’avait déjà fait savoir, ce n’est pas une surprise. L’ONU va rencontrer de grandes difficultés pour poursuivre son action même s’il est vrai que celle-ci était déjà entravée auparavant. Mais ce qui bouleverse encore plus le paysage international, c’est la rupture fondamentale que Donald Trump impose à l’Alliance atlantique. Depuis 1949, et en réalité depuis que Harry Truman avait déclaré en 1947 que les États-Unis allaient prendre la tête du monde libre, les pays d’Europe occidentale puis les pays d’Europe de l’Est étaient protégés de la menace venant de Moscou par les États-Unis. C’est ce monde-là que Donald Trump vient d’anéantir.
Pour lui, l’Union européenne (UE) est un ennemi parce qu’il envisage principalement la relation d’un point de vue commercial. Il pense qu’il aura plus d’avantages à commercer avec la Russie.
Donald Trump a ainsi indiqué non seulement à Volodymyr Zelensky, mais également aux Européens que c’en était fini de l’Alliance. Parce qu’à partir du moment où les États-Unis annoncent qu’ils ne vont plus protéger leurs partenaires européens et que ces derniers doivent se débrouiller par eux-mêmes, l’OTAN n’existe plus, tout simplement.
Il faut sortir du déni de réalité et ne pas croire que les États-Unis vont revenir à la raison, qu’ils vont se rendre compte qu’ils se trompent et que ce n’est qu’une mauvaise parenthèse. C’est une parenthèse qui va durer au minimum quatre ans. Et le trumpisme survivra à Donald Trump. Si JD Vance prend sa suite, la situation n’évoluera pas en faveur de l’Alliance atlantique. Il faut donc d’ores et déjà se préparer à un nouveau monde et, quels que soient les regrets que l’on peut avoir, comprendre que l’ancien monde a disparu.
Bien sûr, l’unilatéralisme des États-Unis n’est pas né avec Donald Trump. La guerre d’Irak, le mépris du droit international, l’usage de sa puissance pour imposer ses volontés aux alliés et aux rivaux… Tout cela n’est pas nouveau. Mais Donald Trump le pousse à des extrêmes jusqu’ici inconnus. Et quelque part, il réveille les Européens. Cette brutalité doit permettre de mettre fin à l’aveuglement stratégique dans lequel l’UE était depuis trop longtemps.
On le sait, la communauté stratégique européenne, y compris en France, était sous influence des États-Unis : les débats d’idées, les financements, les think tanks, les revues… La Mecque géopolitique occidentale était à Washington. Il y avait un soft power américain surpuissant en matière stratégique. Les atlantistes ou néoconservateurs étaient beaucoup plus nombreux que ceux qui se réclamaient du gaullo-mitterrandisme, y compris en France. Ceux qui plaidaient pour l’autonomie stratégique européenne étaient pris pour des doux rêveurs qui poursuivaient une chimère. Parce que la réalité, la vraie sécurité, c’était l’OTAN, la protection américaine. C’est désormais terminé.
Quel plus bel exemple que l’Estonienne Kaja Kallas, la haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, qui a récemment annulé un déplacement en Inde avec l’ensemble de la Commission pour se rendre aux États-Unis afin d’être reçue par le secrétaire d’État Marco Rubio… et qui n’a pas été reçue. Ce n’est peut-être pas aussi spectaculaire que l’altercation entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky, car ce n’était pas télévisé. Mais qu’une représentante de l’UE se déplace spécialement aux États-Unis pour trouver porte close pour des raisons d’agenda, c’est une humiliation profonde. De ce fait, Kaja Kallas, qui voyait l’OTAN comme la seule protection pour les Européens, commence à réaliser qu’il faut que l’Union européenne change de cap. Le fait que le nouveau chancelier allemand déclare également qu’il faut que l’UE devienne indépendante des États-Unis montre que ce changement de cap est désormais intégré par les dirigeants européens. Une nouvelle phase s’ouvre : si le président et le vice-président des États-Unis déclarent que l’OTAN n’existe plus tel qu’on le connaît, il faut en tirer les conclusions et ne pas s’accrocher à une illusion. Il faut se confronter à la réalité.
L’autonomie stratégique européenne n’est plus un souhait, elle devient une ardente obligation. L’UE n’a pas le choix. Elle est même désignée comme un ennemi par le président des États-Unis en raison d’un déficit commercial important.
Quand on nous crache à la figure, il ne faut pas dire qu’il pleut. Il faut vraiment tenir compte des insultes que Donald Trump a proférées non seulement à l’égard de Volodymyr Zelensky, mais aussi à l’égard des pays de l’Union européenne.
En réalité, l’Union européenne est un ennemi aux yeux de Donald Trump parce qu’elle met en place une régulation des marchés, qu’elle est attachée au droit international (sauf au Proche-Orient) et au multilatéralisme. Des notions que Donald Trump rejette avec la plus grande énergie. Les deux rives de l’Atlantique sont vraiment sur des planètes différentes. Et bien sûr, avec Elon Musk dans son administration, qui veut s’attaquer à la régulation européenne sur le numérique, l’hostilité à l’Union européenne n’en est que renforcée.
Donald Trump se trompe d’époque. Son slogan maladroit, « Make America Great Again », renvoie à un monde qui n’existe plus. Un monde unipolaire, où seule la puissance américaine comptait et pouvait imposer sa volonté à tous les autres. Ce monde a existé en 1945, il n’existe plus aujourd’hui.
Donald Trump veut aussi un monde dans lequel les femmes, la communauté LGBTQIA+ et les minorités ethniques n’ont pas droit à la parole. Il veut un profond retour en arrière qui ne se produira pas. Il veut un monde dans lequel le hard power l’emporte sur le soft power. Ce monde-là non plus n’existe plus.
Sur le climat, sur l’ONU, sur le multilatéralisme, l’Union européenne est aux antipodes des États-Unis. Sur certains sujets, elle est même parfois plus proche de la Chine que de Washington. La Chine pourrait être la grande gagnante de ce retrait américain. La fin du soutien des États-Unis aux institutions internationales, la brutalité de Donald Trump… tout cela servira la Chine, qui en tirera profit, autant que la Russie.
Ce n’est pas la fin des relations entre les États-Unis et l’Union européenne. Mais cette relation ne sera plus une alliance telle que conçue depuis près de 80 ans. Ce sera un partenariat à la carte. Quand l’UE aura intérêt à collaborer avec les États-Unis, elle le fera, mais elle devra aussi exprimer franchement ses divergences et ses désaccords lorsqu’elle ne sera pas en phase avec Washington. Et les sujets de discorde ne manqueront pas.
Cet article est également disponible sur le site de l’IRIS et sur le blog de Mediapart.
[1] Antonio Gramsci, Les Cahiers de Prison, Cahiers 3 (Paris : Gallimard, 1983 [1948])