Marlène Laruelle est professeure de relations internationales et de science politique à l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) de l’université George Washington (Washington D.C.). Jean Radvanyi est professeur émérite des Universités. Il a créé en 1992 et a longtemps dirigé l’Observatoire des États postsoviétiques, et co-dirigé le CREE (Centre de recherches Europe-Eurasie) à l’INALCO. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « L’Arctique russe, un nouveau front stratégique » aux éditions de L’inventaire.
Pour la Russie, les enjeux de l’Arctique sont économiques et diplomatiques
En réalité, ces enjeux ont changé ces dernières années. Pendant longtemps, l’Arctique était un symbole de prestige (le passage du Nord-Est ou Voie maritime du Nord, VMN) et un enjeu stratégique car proche des États-Unis par le pôle. L’URSS entretenait une base de sous-marins nucléaires au nord de Mourmansk et un polygone d’essais nucléaires en Nouvelle-Zemble (Novaya Zemlya). Après Gorbatchev et sous Eltsine, cet enjeu stratégique change avec une série d’accord de confiance, la fin des essais -décidée en 1990, et la mise en place du Conseil arctique. On parle d’« exceptionnalisme arctique » et l’Arctique devient effectivement une région test d’un nouveau rapport international.
Mais l’arrivé au pouvoir de Vladimir Poutine et sa volonté de réaffirmer la puissance russe font voler en éclats cette embellie diplomatique. A l’inverse, les enjeux économiques deviennent essentiels. Du temps de l’URSS, l’utilité de l’Arctique était réduite avec un trafic de la VMN ne dépassant pas 6 millions de tonnes, essentiellement les métaux enrichis de Norilsk et du bois. Rappelons que pétrole et gaz sibériens transitaient plus au sud, par des tubes desservant l’Union européenne. Tout change avec la mise en œuvre des gisements de gaz de la péninsule de Yamal et le développement du combinat de gaz liquéfié de Sabetta géré par Novatek, concurrent de Gazprom. Profitant du réchauffement climatique qui permet d’allonger la période navigable, l’exportation du GNL se fait par la Voie maritime dont le trafic a été multiplié par dix. Et son rôle devient stratégique car la VMN, entièrement contrôlée par la Russie peut devenir, pour elle et pour la Chine, un axe majeur échappant aux possibles blocus occidentaux.
Le problème est « l’impôt du froid »…
Effectivement, les conditions d’accès et de mise en valeur de l’Arctique sont particulièrement rudes et les Russes qui en contrôlent la majeure partie ont dû s’y adapter. Notez que sous Staline, le recours aux bagnards du Goulag, une main-d’œuvre servile, leur évitait de se poser bien des questions. Mais après les années 1960 et avec le développement des gisements de la plaine de l’Ob et du Grand Nord, ils doivent trouver des solutions techniques pour attirer de la main d’œuvre qualifiée et répondre aux contraintes climatiques (le froid polaire) et physiques (le pergélisol, héritage glaciaire).
Tout est plus onéreux : les distances considérables, le gel qui brise les machines ordinaires, les conditions de vie dans la nuit polaire et on parle de cet « impôt du froid » :le recours à des équipements, des matériaux qui supportent le gel et sont donc plus chers, que ce soient des outils de forage ou des logements. Il faut en particulier éviter de faire fondre le sous-sol gelé des bâtiments, ce qui devient une véritable gageure avec le réchauffement climatique accéléré. Aujourd’hui, des quartiers entiers, des immeubles, des usines, voient leurs fondations s’enfoncer au risque qu’ils deviennent inutilisables. On les construit sur des pilotis qui permettent d’éviter que leur chaleur ne se transmette au sol en créant un vide protecteur mais avec le réchauffement, le coût de ces constructions s’envole.
Ce que vous appelez « l’exceptionnalisme arctique » n’a pas résisté à l’invasion de l’Ukraine…
Non, en effet. Jusqu’en 2022, cet « exceptionnalisme arctique » avait permis de maintenir les contacts entre les pays du monde circumpolaires malgré des tensions géopolitiques déjà bien présentes, en particulier depuis 2014 et l’annexion russe de la Crimée. Il est important de se rappeler que dans l’Arctique, la Russie est une puissance de statut quo, non de contestation de l’ordre libéral. Moscou a activement participé à la formation du Conseil de l’Arctique et s’est engagée dans de multiples accords multilatéraux, le plus souvent liés à la sécurité civile et aux questions environnementales. Les échanges transfrontaliers, en particulier avec la Norvège, étaient intenses.
Tout cela laissait espérer que l’Arctique serait épargné des répercussions du conflit ukrainien, mais cela n’a pas été le cas. Cet exceptionnalisme arctique s’est largement effondré en 2022, lorsque les puissances occidentales de l’Arctique ont décidé de « geler » le Conseil arctique et d’appliquer les sanctions à l’encontre de la Russie dans la zone arctique également. Quelques groupes de travail du Conseil ont été relancés fin 2023, et les différents traités signés sous ses auspices, en particulier celui de Recherche et Sauvetage, et plusieurs traités internationaux liés au changement climatique, à la pollution marine, à la gestion de la pêche, sont toujours en vigueur. Mais en pratique, la coopération est gelée, mettant en péril la sécurité globale de l’Arctique.
Il serait bon de relancer les coopérations scientifiques, en particulier autour des enjeux climatiques et de la science polaire, afin de ne pas réduire à néant plus de trente ans de construction d’un dialogue arctique.
La militarisation accélérée de l’Ukraine vous paraît inéluctable…
Malheureusement oui, dans le contexte actuel. On se dirige graduellement vers deux Arctiques opposés, l’un « otanien », à sept membres avec l’adhésion récente de la Finlande et de la Suède, l’autre russe, coupé de ses voisins circumpolaires mais ouvert aux pays dits du « Sud global ».
L’OTAN a fait plusieurs déclarations sur le fait que l’Arctique était d’une importance stratégique pour l’Alliance, et avec l’entrée de la Finlande et de la Suède, l’interface Alliance atlantique-Russie dans la région se trouve totalement modifiée. Il y aura dorénavant une plus grande interopérabilité entre les armées scandinave et américaine, et les États-Unis de Donald Trump semblent décidés à renforcer leur présence en Arctique, comme on le voit avec les déclarations sur le Groenland. Si le risque d’un conflit militaire frontal en zone arctique est exclu par tous les pays, une escalade globale liée à la guerre en Ukraine n’est plus du domaine purement théorique.
Il faut toutefois relativiser ce qu’on définit comme militarisation de l’Arctique. En effet, il n’existe pas de conflits entre États arctiques sur leurs territoires respectifs. Les enjeux prospectifs des plateaux continentaux sont négociés de manière diplomatique, et la modernisation des équipements nucléaires fait partie des mécanismes de dissuasion hérités des années de guerre froide et de l’équilibre stratégique russo-américain. La remilitarisation graduelle de l’Arctique par la Russie doit donc être comprise dans un sens plus global de réaffirmation de la souveraineté nationale sur une zone laissée à l’abandon par l’État dans les années 1990-2000. L’armée et les services de sécurité sont chargés de patrouiller le territoire national et, au vu des conditions climatiques exceptionnelles de la région et de son isolement, les équipements et les spécialistes sont bien souvent de nature duale, militaire et civile.