Thomas Hofnung dirige le service international à La Croix après avoir suivi pour Libération les questions africaines et de défense. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Bouaké : le dernier cold case de la Françafrique, aux éditions Fayard.
Des militaires français tués, destruction de la flotte aérienne de la Côte d’Ivoire, des milliers de civils français malmenés… C’est vraiment un énorme gâchis.
Absolument. Il y a tout juste vingt ans, la France et la Côte d’Ivoire se sont affrontés très durement durant plusieurs jours dans une quasi-guerre qui n’a pas dit son nom, et encore moins été déclarée. Le 6 novembre 2004, la France a perdu neuf soldats dans le bombardement de sa base militaire à Bouaké, dans le centre de la Côte d’Ivoire, par un avion militaire ivoirien (piloté par un mercenaire biélorusse). Des dizaines d’autres ont été grièvement blessés. Soit la perte la plus lourde pour l’armée française depuis l’attentat de Beyrouth en 1983 contre les parachutistes de l’immeuble Drakkar.
Il faut rappeler que l’armée française était alors en mission d’interposition, sous mandat de l’ONU, dans son ancienne colonie. Le nord de la Côte d’Ivoire était tenu par des rebelles qui avaient tenté en vain de renverser le président Gbagbo deux ans plus tôt, tandis que la moitié sud était tenue, bon an mal an, par les autorités d’Abidjan. De sa propre autorité, la France de Chirac et de Villepin s’est assignée la mission de réconcilier les Ivoiriens avec eux-mêmes, mais elle s’est retrouvée piégée entre les deux parties, et la situation lui a rapidement échappé.
Jusqu’à ce bombardement toujours inexpliqué qui a provoqué une réaction hâtive et disproportionnée de Paris. Sous l’influence de ses conseillers militaires, Chirac a donné l’ordre de détruire l’ensemble de la flotte militaire ivoirienne, en dépit du risque connu et redouté de représailles violentes contre les milliers de civils français présents essentiellement à Abidjan, sous pression des partisans de Gbagbo depuis des mois. Suite à ces représailles, des milliers d’Ivoiriens, les « jeunes patriotes » comme on les appelait à l’époque, sont descendus dans les rues d’Abidjan, et ont tenté de prendre d’assaut la base militaire française d’Abidjan. Les forces françaises, dirigées sur place par le général Poncet, ont tenu leurs positions, au prix de pertes chez les civils ivoiriens. Paris est passé de justesse à côté d’un « Dien Bien Phû » en Côte d’Ivoire, que je raconte dans mon livre. Dans les jours qui ont suivi, plus de 8000 civils, principalement des Français, ont été évacués en toute urgence du pays par cette même armée française. Soit le pont aérien le plus massif depuis la guerre d’Algérie. Un vrai gâchis, c’est le mot.
Quelles en sont encore les traces aujourd’hui ?
Physiquement parlant, elles se réduisent à une simple stèle portant les noms des neufs soldats tués inaugurée par Emmanuel Macron lors d’un déplacement à Bouaké en décembre 2019 sur les lieux mêmes du bombardement. Mais dans les esprits, elles sont bien plus présentes.
Côté français, les soldats et leurs familles sont toujours dans l’attente de la vérité sur ce qui s’est passé à Bouaké. La lumière n’a pas été faite à l’issue de l’enquête menée par la justice durant une quinzaine d’années et qui a abouti à la condamnation par contumace, lors d’un procès devant une cour d’assises à Paris, d’un pilote biélorusse et de deux copilotes ivoiriens. Au-delà, cet épisode reste une sorte de non-dit dans les armées, un fait douloureux dont on ne parle pas. Un quasi-secret de famille.
Côté ivoirien, curieusement, c’est la même chose. Pour mon livre, je suis retourné à Abidjan pour interroger les acteurs de l’époque, et ils se sont quasiment tous défilés. L’omerta reste la règle. Mais à mes yeux, la trace la plus saillante, c’est que depuis ces événements dramatiques, la France fait profil bas en Côte d’Ivoire.
Faut-il craindre une poussée anti-française après le départ du pouvoir de Ouattara ?
On a changé d’époque, la France n’est plus au centre du jeu en Côte d’Ivoire.
Mais la lame de fond antifrançaise qu’on a vue à l’œuvre dans le Sahel (Mali, Burkina Faso et Niger) n’a aucune raison de s’arrêter aux frontières de la savane. Nous sommes dans une phrase historique où les anciennes colonies françaises, plus de soixante ans après leur indépendance, sont en pleine affirmation de leur souveraineté. Autrement dit, même si la France n’est plus aussi présente, et encore moins intrusive que par le passé, elle symbolise cette période où tous ces pays étaient dominés, une période que rejettent les nouvelles générations. Y compris en Côte d’Ivoire.
Il faudra sans doute que l’ancienne puissance coloniale passe par une période de purgatoire, que cette mémoire conflictuelle s’estompe. Mais cela peut prendre du temps. La France a un néanmoins atout de taille pour la suite : la langue qu’elle partage avec ces pays. Toutefois, elle doit absolument faire son aggiornamento, cesser de penser qu’on l’attend, qu’on a besoin d’elle, qu’elle connaît mieux que les autres la région et qu’elle sait ce qui est bon pour les populations locales. Reste à savoir si elle est capable de faire cette révolution mentale.
Le départ du pouvoir d’Alassane Ouattara, théoriquement l’an prochain à l’issue de son troisième mandat à la tête du pays, ouvrira certainement une période d’incertitude politique. J’étais en Côte d’Ivoire au printemps dernier, et j’ai pu y mesurer l’inquiétude quant à de possibles troubles à l’occasion de la présidentielle de l’année prochaine. Quoi qu’il en soit, je reste persuadé que Paris se montrera très discret durant cette période sensible, pour éviter de réveiller les fantômes du passé tout en tentant de maintenir ses positions dans ce pays-clé d’Afrique de l’Ouest.
Vous écrivez que la justice a été officiellement rendue, mais qu’un brouillard épais entoure toujours ce cold case…
Absolument. Le procès qui a eu lieu au printemps 2021 n’a pas permis d’éclairer les points essentiels de cet épisode sombre : qui a donné l’ordre de frapper la base française et pourquoi ? Et pourquoi la France a-t-elle laissé sciemment s’enfuir les mercenaires biélorusses interpellés dix jours après les faits au Togo voisin. Lors de ce procès, tout le monde – les ministres de l’époque, les hauts gradés, les patrons des services de renseignement, les conseillers – s’est renvoyé la balle, dans un exercice de défausse généralisée très pénible pour les soldats rescapés de ce bombardement et pour leurs familles. Justice a été rendue, certes, mais justice n’a pas été faite. Or tant que la vérité n’aura pas été dite, les familles ne pourront pas faire leur deuil et continueront de soupçonner le pouvoir politique de toutes les turpitudes.
C’est quand même extrêmement grave de savoir que ces familles soupçonnent les plus hautes autorités de l’Etat d’être complices de cette tragédie. L’affaire de Bouaké reste bien un cold case, que j’ai essayé de percer dans mon ouvrage.
J’aboutis pour ma part à la conclusion que l’Etat français, jusqu’à aujourd’hui, cherche avant tout à dissimuler ses propres erreurs, ses dysfonctionnements et ses profondes divisions politiques dans cette histoire, que je détaille dans mon enquête. Or pour ne pas répéter ce fiasco, il faut pouvoir le regarder en face.
Cet article est également disponible sur Médiapart et sur le site de l’IRIS.