Michel Bernard est haut fonctionnaire et écrivain. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Hiver 1812 – Retraite de Russie », paru aux éditions Perrin.
Vous écrivez que jamais Napoléon n’aura préparé aussi minutieusement une expédition militaire et pourtant aucune n’aura été aussi catastrophique…
Napoléon, au cours d’une longue année de préparatifs, avait vu que la principale question de la campagne serait le ravitaillement et que les territoires relativement peu peuplés que traverserait sa gigantesque coalition ne permettraient pas de la nourrir. Des convois de subsistance et des troupeaux sur pieds en quantités considérables avaient été prévus, des charrettes au gabarit renforcé avaient été construites spécialement pour l’opération. Mais les corps d’armée avançaient si vite sur les talons des Russes les aspirant vers l’intérieur, que l’intendance ne suivait pas et s’épuisait dans des étapes interminables. Le matériel se brisait sur de mauvaises routes, les bêtes crevaient. La stratégie de la terre brûlée mise en œuvre par l’adversaire aggrava encore les choses. Les troupes furent rapidement réduites à la maraude, au pillage, à l’extorsion par la violence. La discipline s’effondra, la démoralisation gagna jusqu’à l’encadrement et les désertions furent massives, surtout chez les alliés. Conséquence inattendue : l’ardeur combative s’en trouvait comme renforcée. La poursuite était si harassante, le quotidien du soldat si misérable, que le combat était accueilli avec soulagement et dans l’espoir qu’il mettrait fin au calvaire. Tout le paradoxe de cette campagne hors norme se trouve là : plus Napoléon bat son adversaire, plus il s’enferre dans le piège. « Vaincu par sa conquête », Hugo a bien résumé l’affaire. En réalité, les capacités technologiques de l’époque ne permettaient sans doute pas de réussir, mais Napoléon avait depuis un certain temps perdu le sens de la mesure.
Il a pourtant été mis en garde par des proches des risques d’échecs…
Dès 1811, Caulaincourt fut lucide et eut le courage de sa lucidité en objectant directement et de façon répétée au projet de Napoléon qui ne l’écouta pas. Hélas, Caulaincourt, ambassadeur de France en Russie de 1807 à 1811, n’avait à cette époque pas fait preuve de la même lucidité. Alors que Napoléon savait qu’Alexandre jouait double jeu, appliquant très mollement les termes de Tilsitt, mais préparant activement une revanche militaire, son représentant à Saint-Pétersbourg l’assurait de la bonne volonté de l’allié russe. Le charme dont les Russes avaient enveloppé leur vainqueur était dissipé sur Napoléon, quand il continuait d’agir sur Caulaincourt devenu l’ami du Tsar. La parole du diplomate rappelé à Paris un an avant le début de la campagne était dévaluée au moment où elle parlait vrai et méritait d’être entendue. Un autre homme avait supplié son chef de ne pas commettre l’erreur d’envahir la Russie, le colonel Deponthon, officier du génie, membre du cabinet de l’empereur, ancien attaché militaire à l’ambassade de France en Russie, rappelé en même temps que Caulaincourt. Napoléon n’en eut cure, mais conserva l’aide de camp qui fit campagne à ses côtés, tout comme Caulaincourt. Curieusement, c’est vers le prophète de son malheur que Napoléon se tourna lorsque la catastrophe annoncée prit forme et c’est lui qu’il choisit pour l’escorter et recueillir ses confidences jusqu’à Paris, dans le traineau traversant l’Europe gelée à bride abattue. Ce fut sans doute sa manière de reconnaître son erreur sans l’avouer.
La Berezina est restée dans la mémoire collective comme le symbole d’une faillite stratégique. Pourtant, son franchissement a plutôt été une réussite…
La Berezina est une victoire décisive et une catastrophe humanitaire en même temps. C’est une des réussites du génie de Napoléon qui, dans une position exécrable, avec sang-froid et un esprit de décision à son meilleur niveau, parvint à tromper l’ennemi, fit jeter sur la rivière en crue deux ponts de bois et les défendit énergiquement avec ses dernières troupes en état de combattre, jusqu’à ce que son armée fût passée. 10 000 traînards et civils, transis, affamés, ne pourront suivre et seront capturés ou tués. Si les Russes avaient manœuvré adroitement, on ne voit pas comment Napoléon et ses soldats auraient pu échapper à la capture. L’Empire s’achevait là probablement, et la guerre en Europe ne se serait pas prolongée pendant encore seize mois. Les observateurs anglais auprès de Koutouzov, ne décoléraient pas après la Berezina ; eux savaient qui avait gagné. Les jours suivants, une longue période de froid à -20, voire -30 degrés, annihila l’armée napoléonienne. Mais Napoléon, tous ses maréchaux et une partie notable de l’encadrement purent sortir de Russie et préparer la campagne suivante.
Les Français ont-ils été informés à l’époque de la somme des souffrances endurées par les soldats de la Grande Armée ?
Le désastre fut révélé aux Français par Napoléon lui-même dans le 29e bulletin de la Grande Armée, dicté en Lituanie le 2 décembre 1812, pendant l’ultime phase du retour. Avant même sa publication, la poste aux armées, qui fonctionna longtemps, y compris pendant la retraite et malgré les interceptions des cosaques, avait acheminé vers la France des lettres témoignant du caractère hors norme de cette campagne et des souffrances qu’elle engendrait. Mais c’est avec le retour progressif des rescapés que la population mesura l’étendue de la catastrophe. Les hôpitaux entre Strasbourg et Paris étaient remplis d’hommes au dernier degré de l’épuisement, aux pieds et aux doigts gelés, rongés par la vermine, certains aveugles, beaucoup atteints de troubles psychiques. Les malades du typhus étaient restés en Allemagne. Après vingt années de guerre à travers l’Europe, la France découvrait des souffrances d’une intensité inédite. Des mémoires des survivants furent publiées très tôt. En février 1815, le capitaine Eugène Labaume, par exemple, fit paraître sa relation de la campagne et de la retraite en particulier, sans rien dissimuler des horreurs qu’il avait vues et en accablant leur responsable. Pendant des mois, voire des années, les familles ont espéré retrouver des disparus parmi les milliers de prisonniers restitués avec réticence par les Russes après la première et la deuxième abdication. Plus que les autres campagnes napoléoniennes, celle de Russie, à cause du caractère apocalyptique de la retraite, de l’image fantastique des infinies étendues glacées, a marqué les mémoires familiales. Quand il neige en France, son souvenir n’est jamais loin.
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