Richard Werly est le correspondant permanent à Paris du quotidien suisse Le Temps. Il a grandi dans la Nièvre au pied de la ligne de démarcation. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « La France contre elle-même » chez Grasset.
Vous avez arpenté la ligne de démarcation qui avait divisé la France à partir de 1940 et vous trouvez de curieuses permanences…
La ligne de démarcation de 1940, imposée par l’occupant et le vainqueur allemand, n’avait bien sûr rien à voir avec les fractures d’aujourd’hui qui sont sociales, économiques, identitaires, religieuses. Il ne s’agissait donc pas pour moi d’enquêter sur une quelconque analogie. Le rapprochement historique, en revanche, tient sur un sujet qui, je crois, sous-tend beaucoup des préoccupations actuelles des Français : l’angoisse de la disparition de la France. Ce thème, rebattu durant la campagne présidentielle par certains candidats, en dit long sur le malaise généralisé du pays. Or s’il est une période qui prouve, avec son lot d’accommodements ou de comportements inacceptables, que la France ne disparait pas même au cœur de la pire tourmente, c’est 1940. La ligne de démarcation aurait dû/devait briser la France. Cela n’a pas été le cas. Pourquoi ? Parce que le pays s’est réveillé plus solide que la débâcle de 1940 n’aurait pu le laisser penser. La France de 1940, c’est peut-être l’esprit d’héroïsme ordinaire qui manque tant aujourd’hui. Ce sentiment qu’il n’y a pas le choix. Il faudra se battre pour que survive la République. Au sens propre comme au sens figuré.
Mais vous vous demandez pourquoi le pays ne s’est pas effondré en 1940-1941 alors qu’aujourd’hui on parle d’un archipel français avec des fêlures à tous les étages…
D’abord un évident rectificatif : la France de 1940 commence par s’écrouler. Elle n’existe plus. C’est la débâcle. L’armée française est en déroute. Tout cela, les Français le vivent dans le plus grand des désespoirs. Mais l’histoire de la ligne de démarcation instaurée avec l’armistice de juin 1940 montre comment, face à cette séparation du pays en deux, l’âme française se rebelle et tient bon malgré tout. Il y a eu, on le sait et les historiens l’ont montré, quantité de « salauds » qui ont pactisé avec l’occupant pour mener les plus sales besognes, dénoncer les résistants, dénoncer les juifs, etc… Le régime du Maréchal Pétain n’est en rien le sauveur de la France. Ce qui sauve la France, ce sont les Français. Certains sont des héros. Beaucoup s’accommodent de l’occupation nazie. Mais ils retrouvent surtout, de part et d’autre de la ligne de démarcation, le sens de l’unité et de la fraternité. Il faut tenir ensemble. Tenir ensemble : ces deux mots, aujourd’hui, manquent terriblement, je crois, dans l’univers politique national.
Pour vous, l’héroïsme aujourd’hui consisterait à repérer et réparer ces multiples plaies qui défigurent la France…
L’héroïsme qui « fait société » est l’héroïsme ordinaire. L’histoire de la ligne de démarcation est de ce point de vue éloquent. D’un seul coup, parce que cette ligne passe en bas de chez eux, qu’elle emprunte le tracé de la rivière voisine ou qu’elle coupe à travers leurs champs, des paysans deviennent des passeurs et des « justes ». Les cheminots forment une extraordinaire chaîne de solidarité, de part et d’autre de la ligne. J’aime ce mot « passeurs » car il dit bien ce qui manque peut-être à la France de 2022 : des passerelles qui redonnent confiance entre les îles de l’archipel français. Est-ce naïf de penser cela ? Peut-être. Mais je le répète : en 1940, la France aurait pu/du disparaitre. Or cela n’a pas été le cas. La France est plus solide que beaucoup de Français ne le pensent. C’est aussi la leçon de mon voyage le long de l’ex ligne de démarcation.
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