Professeur en science politique à l’Université Clermont Auvergne, à l’ESSEC, Sciences Po et l’ENA, ancien directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Frédéric Charillon répond à mes questions à l’occasion de la parution de Guerres d’influence – Les États à la conquête des esprits qui parait chez Odile Jacob.
Vous distinguez influence, Soft Power et lobbying…
Partons d’un constat : L’influence est aujourd’hui un concept très utilisé, très cité, mais peu défini. Il m’a donc semblé utile de commencer par quelques éléments de définition, pour savoir de quoi l’on parle, de quoi est faite cette notion, ou de quoi elle est un faux synonyme. L’influence est une pratique qui consiste à faire changer le comportement d’un acteur tiers (un décideur, un responsable d’entreprise, un leader d’opinion, mais aussi un groupe, une opinion publique, des électeurs…), sans utilise la contrainte, sans menacer d’utiliser la force physique. Braquer un révolver sur quelqu’un ou menacer un État d’invasion, ce n’est pas de l’influence… Si l’on veut obtenir de ce tiers qu’il fasse quelque chose qu’il n’aurait pas fait tout seul, restent alors deux méthodes : lui laisser entrevoir une rémunération en guise de récompense, ou bien le convaincre, par la persuasion, la séduction, de voir les choses autrement. Les deux méthodes pouvant être combinées. Le soft power, tel que décrit par Joseph Nye, exclut la rémunération, pour se concentrer sur la persuasion/séduction : il diffère donc de l’influence, et Nye l’écrit d’ailleurs lui-même. Quant au lobbying, il s’agit d’une pratique plus ponctuelle, qui se concentre sur un seul enjeu : obtenir un marché, faire passer une loi… On pourrait ajouter d’autres termes à cette liste des faux synonymes : l’influence n’est pas non plus la « diplomatie publique » (qui vise à convaincre de la justesse de sa politique étrangère, grâce à un récit flatteur. En revanche il y a plusieurs façons d’exercer l’influence : les démocraties libérales cherchent à séduire par leur modèle de société (y compris par la culture populaire, comme Hollywood), et à attirer les élites ; les régimes autoritaires cherchent plutôt à déstabiliser l’autre, à faire douter sa population ; on trouve également une variante qui combine croyance religieuse et manne financière, pour faire avancer ses intérêts via des réseaux religieux et des communautés : on en trouve des exemples dans le Golfe. Ce sont ces trois modèles que j’ai tenté de distinguer.
Pour vous, le concept d’influence conserve une connotation péjorative…
Pour moi non, mais pour beaucoup de gens, oui ! plusieurs raisons à cela. D’abord on y voit souvent un autre synonyme encore : celui de propagande. Ce qui est faux : l’influence fait appel à des démarches rationnelles, là où la propagande cherche au contraire à susciter des réflexes automatiques. Ensuite, on estime que l’influence est une intrusion : quand la Russie, la Chine ou les États-Unis incitent des journalistes ou des hommes politiques à défendre leur cause, quand la Turquie ou un pays du Golfe tentent de peser sur les comportements de diasporas ou de communautés de croyants dans un pays tiers, on y voit une immixtion inacceptable. Je ne défends pas ces pratiques. Mais j’insiste sur deux choses :
- Il fut une époque où plutôt que de tenter d’influencer des réseaux, on intervenait militairement : personne ne regrettera que l’on ait trouvé plus subtil (même si, attention, une stratégie d’influence peut être le préparatif d’une action plus violente).
- Ce jeu de l’influence est devenu la règle de la compétition internationale. Ne pas voir cela et se contenter de le regretter, pour dénoncer ceux qui excellent à ce jeu, c’est se condamner à l’impuissance. Mieux vaut en être conscient, et se donner les moyens de se protéger, comme de riposter. Entrons dans la compétition pour l’influence ! Et pour l’heure, l’Europe reste bien timide, à quelques exceptions près.
Vous expliquez la montée en puissance de la recherche d’influence par la multiplication des acteurs des relations internationales.
Oui, car plus il y a d’acteurs, plus les stratégies indirectes (et la stratégie d’influence en est une) sont possibles. Convaincre, sensibiliser, mobiliser des groupes, créer des allégeances ou se faire des alliés est plus facile dans un monde où l’on peut, en temps réel, intervenir dans des médias globaux, poster des contenus sur les réseaux sociaux, contacter des ONG, mobiliser des communautés, que lorsqu’il fallait attendre la conclusion du Congrès de Vienne, connaître personnellement un ambassadeur, ou écrire à la main au courrier des lecteurs… Désormais, même de simples citoyens sont des acteurs, commentateurs, témoins, arbitres des compétitions internationales. En tant qu’électeurs, consommateurs, touristes, lecteurs, manifestants, « youtubeurs » ou « influenceurs », ils sont mobilisables. Cela offre des possibilités infinies aux stratégies d’influence.
Vous définissez une notion d’« identité compétitive ». Qu’entendez-vous par là ?
On parle aujourd’hui aussi de « nation branding », qui consiste à vendre l’image d’un pays autour de quelques référentiels (« le pays des droits de l’homme », « Cool Japan », la « nation start up », ou jadis « la patrie des travailleurs », par exemple). Il y a une compétition entre des « marques » nationales, y compris entre partenaires : l’Allemagne joue la carte d’une puissance responsable, sobre, antinucléaire et tentée par une sorte de priorité commerciale politiquement consensuelle, qui « gesticule » moins que la France et représenterait l’avenir de la puissance en Europe ; la France elle-même insiste à l’inverse sur ses prises de responsabilité sur la scène mondiale (contrairement à l’Allemagne). Le Royaume-Uni, après avoir été un modèle ultralibéral dans les années Thatcher, puis avoir proposé une « troisième voie » sous Tony Blair, se cherche aujourd’hui une marque post-brexit (le « Global Britain » ?). On voit aussi comment la Turquie concurrence l’Arabie Saoudite pour s’afficher comme principale puissance protectrice des musulmans, et comme puissance de légitimité historique pour la représentation de l’islam. Se construire une image favorable ou mobilisatrice aide considérablement à rallier à sa cause, à trouver des relais et des avocats. C’est cet ensemble, parfois complexe à élaborer, qui forge une stratégie d’influence.
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