Denis Bauchard, ancien diplomate et ambassadeur, est conseiller à l’IFRI (Institut français des relations internationales) pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Le Moyen-Orient au défi du chaos » chez Hémisphères Éditions.
La guerre d’Irak de 2003 est-elle une véritable rupture ?
Oui c’est une des dates clés de l’histoire du Moyen-Orient depuis un demi-siècle, mais ce n’est pas la seule : 1979 comme 2011, entre autres, ont marqué également des ruptures qui ont contribué à déstabiliser cette région sensible.
L’intervention des États-Unis de 2003 en Irak, illégale sur le plan du droit international, car non approuvée par le Conseil de sécurité des Nations unies, est la première opération militaire américaine depuis 1945 qui ait abouti au Moyen-Orient à un regime change durable et à une administration directe par Washington. Elle devait avoir des conséquences désastreuses, mais prévisibles. Elles avaient d’ailleurs été anticipées par le président Chirac comme par la plupart des diplomates et des chercheurs, y compris américains, qui avaient souligné non seulement les risques pour la stabilité du Moyen-Orient, mais également pour les intérêts américains eux-mêmes. Le premier effet de cette intervention brutale a été un double cadeau fait à Téhéran. L’Iran a ainsi été débarrassé de son principal ennemi, Saddam Hussein qui a disparu ainsi que son armée. En outre, la mise en place d’une démocratie en Irak s’est traduite mécaniquement par la prise de pouvoir par la communauté chiite majoritaire en Irak. En effet, la plupart de ses responsables sont proches de l’Iran où ils ont vécu en exil pendant de longues années. L’Iran a pu ainsi exercer son influence à travers des hommes politiques qui lui sont proches et par la formation de milices qu’il arme et entraine.
Par ailleurs, on peut considérer, comme Lawrence Wilkerson, à l’époque chief of staff du secrétaire d’État américain Colin Powell, lors d’une interview télévisée sur PBS le 13 janvier 2020, que « la décision d’envahir l’Irak » a débouché sur « le chaos qui affecte aujourd’hui toute la région ». En effet, à la suite de la dissolution de l’armée par le proconsul américain, une partie importante de ses cadres sunnites ont rejoint les insurgents puis, à partir de 2006, Daech qui n’a pas eu aucun mal à recruter des combattants parmi les sunnites qui refusaient le pouvoir chiite.
Cette politique a contribué au chaos que nous connaissons encore actuellement. Elle a permis non seulement à l’Iran d’étendre son influence sur l’Irak, mais elle a également donné un élan au développement de l’État islamique en Irak, mais aussi en Syrie. Malgré la reprise des territoires gagnés par l’État islamique, la menace terroriste demeure.
Vous avez présidé l’Institut du monde arabe, vous en décrivez à la fois l’intérêt et les difficultés.
L’IMA est une joint venture entre le gouvernement français et les 22 pays arabes, fondé sur la parité de sa gouvernance et de ses ressources. Il n’a pas d’équivalent dans aucun autre pays occidental. C’est un véritable succès politique et culturel. Le projet du président Giscard d’Estaing repris par son successeur était en effet éminemment politique. Il s’agissait tout à la fois d’affirmer l’intérêt de la France pour le monde arabe et d’exprimer sa volonté d’y établir de véritables relations de partenariat à l’opposé des idées de « choc des civilisations » qui prévalaient après la crise de 1973. Il entendait afficher la richesse des échanges – la crossfertilzation – entre les mondes arabe et occidental. Pour les pays arabes, l’IMA est une vitrine exceptionnelle où ils peuvent montrer les différents aspects de cette civilisation si riche au cours des siècles et aujourd’hui vivier de talents multiples. Sur le plan culturel, l’Institut a pris pleinement sa place dans le paysage parisien avec son architecture emblématique, sa programmation originale et sa forte fréquentation. Cependant la situation financière a toujours été problématique, et malgré des améliorations, reste fragile. Il est clair que, en tant que centre culturel, il ne peut fonctionner que si son budget est alimenté régulièrement par ses « actionnaires ». Or, à quelques exceptions près, on constate une défaillance de la partie arabe. Si la parité financière a été réalisée au moment de la dotation initiale qui a permis la construction de ce bâtiment exceptionnel, l’État français assure actuellement la quasi-totalité de son financement courant.
Vous estimez que sur la région du Moyen-Orient, François Hollande a suivi la même politique que Nicolas Sarkozy.
Lors de sa prise de fonction, le président Sarkozy a affiché clairement une rupture avec la politique de Jacques Chirac, tant en matière de politique intérieure qu’extérieure. Elle a été marquée par un rapprochement avec les États-Unis, une sympathie affichée à l’égard d’Israël, une politique de sanctions et d’interventions militaires aussi inefficace que désastreuse, une volonté d’affrontement à l’égard de l’Iran. François Hollande a certes hérité d’un lourd héritage, mais il n’a pas essayé de modifier les orientations de son prédécesseur. Bien au contraire, la France a fait de la surenchère et a retardé de plusieurs mois l’accord sur le nucléaire avec l’Iran. En outre, les propos et les débats jugés hostiles à l’islam et à la communauté arabe de France ont commencé à prendre de l’ampleur pendant cette période et se poursuivent aujourd’hui. Il en est résulté une dégradation de l’image de la France au Moyen-Orient comme en Afrique du Nord.
Vous vous livrez à une réflexion sur le changement de la nature du métier de diplomate…
En effet, il m’est apparu utile d’évoquer l’évolution du métier de diplomate tel que je l‘ai connu depuis plus de cinquante ans, de l’intérieur puis de l’extérieur en continuant à parcourir le Moyen-Orient, où plus qu’ailleurs les diplomates jouent un rôle essentiel. Les fondements du métier de diplomate définis il y a déjà quelques siècles par ces mots – représenter, protéger, négocier, informer – restent valables. Mais le contexte a profondément changé de même, et surtout, les moyens techniques qui donnent aux ambassades plus de visibilité. Celles-ci sont maintenant constituées d’équipes pluridisciplinaires : leurs compétences se sont étendues à de nouveaux secteurs – l’environnement, la sécurité, le terrorisme, tout récemment la santé ; la confusion entretenue par les réseaux sociaux et les fakenews rendent d’autant plus nécessaire leur rôle d’information et de décryptage ; la fonction de communication sur le plan local est devenue essentielle ; enfin le diplomate joue un rôle majeur dans les situations de crise, nombreuses hélas au Moyen-Orient et en Afrique, comme le montre l’attitude exemplaire de l’ambassadeur de France et son équipe en Afghanistan.
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