Interview de Pascal Boniface dans Oumma
Le bateau ivre est votre premier roman. Pourquoi avoir choisi ce genre littéraire pour dépeindre les travers, les dérives, l’absence d’éthique et de déontologie de la sphère politico-médiatique ?
Il y a longtemps que l’idée d’écrire un roman me trottait dans la tête. Le confinement qui a diablement allégé mon agenda – en temps ordinaire, je passe une semaine par mois à l’étranger – m’a donné l’occasion de me tester. J’ai commencé à écrire des idées éparses, puis le mouvement s’est enchaîné assez facilement.
Je suis généralement habitué à écrire deux types de livres : des livres pédagogiques factuels et informatifs, et des essais dans lesquels je prends position. Écrire un roman du genre du Bateau ivre est une façon différente de rédiger un essai. J’essaie d’apporter une démonstration par l’absurde. Le roman donne beaucoup plus de liberté à l’auteur : il peut à la fois s’inspirer de la réalité, mais également prendre ses distances avec elle, tout en faisant attention de rester crédible. Le défi est de n’être pas dans la seule description de ce que tout le monde connaît et peut voir, mais d’ajouter justement du piquant, du mordant, de l’étonnant et du nouveau.
J’ajoute – et c’est ce que j’ai essayé de faire – qu’on peut y mettre aussi de l’humour, beaucoup plus en tous les cas que dans un essai et cela m’a stimulé. C’est aussi une façon de toucher un autre public. Tom Wolf, l’écrivain américain, a dit que pour être romancier il n’était pas nécessaire d’avoir de l’imagination, il suffisait d’observer la réalité. Il faut quand même ajouter quelque chose à la réalité, sinon cela peut être plat.
Votre récit a pour toile de fond une vague d’attentats islamistes. Diriez-vous qu’ils ont été, en France notamment, les révélateurs du cynisme ambiant, en propulsant devant les caméras et sur la scène publique une cohorte d’experts autoproclamés de l’islam, de l’islamisme et du terrorisme ?
Je mets dans le roman, à ce sujet, des faits ou discussions réelles et des ajouts personnels. Les attentats ont, par exemple, particulièrement marqué le public français. Selon la dernière étude du German Marshall Fund (Transatlantic trends, juin 2021), le terrorisme est la principale menace pour 30 % des Français contre 22 % de la population aux États-Unis, 9 % au Canada, 12 % en Allemagne, 9 % en Italie, 7 % en Espagne ou 24 % en Turquie.
Je n’ai jamais nié le défi sécuritaire posée par le terrorisme, j’essaye de réfléchir à la meilleure façon d’y répondre. Il ne me paraît pas certain que lui accorder une telle importance dans le débat public ne soit pas une façon de nourrir l’agenda de nos ennemis. Mais à peine avez-vous dit ça que l’on vous accuse de nier l’importance du terrorisme. J’aimerais que politiques, experts et médias aient une réflexion saine et ouverte sur la façon de traiter ces questions pour continuer à informer le public, sans donner aux terroristes la publicité qu’ils recherchent.
C’est le curieux et fumeux mot d’ordre « On ne peut pas chercher à comprendre le terrorisme car c’est le légitimer ». Dites cela pour n’importe quoi d’autre et vous comprenez aussitôt la stupidité de la formule : « On ne peut pas chercher à comprendre le Covid-19 car c’est le légitimer. », « On ne peut pas chercher à comprendre le réchauffement climatique car c’est le légitimer. »
Vous vous défendez de crier aux « Tous pourris ». Toutefois, vous dressez un tableau plutôt sombre de ce petit monde où les ambitions sont dévorantes. Avez-vous puisé dans votre propre expérience personnelle ?
Je ne crie pas en effet au « tous pourris», car je connais des journalistes dont la conscience professionnelle est exemplaire et qui ont le souci d’informer le public, des élus qui se battent pour leur territoire et les citoyens, et qui sont animés de convictions sincères quelles que soient les formations politiques auxquelles ils appartiennent, et des experts qui sont mus par un réel souci pédagogique.
Je connais malheureusement l’autre versant, et j’ai également croisé des gens dont l’engagement politique n’est là que pour satisfaire une ambition personnelle, des journalistes qui cultivent plus l’entre soi et la promotion de leurs intérêts au détriment de la déontologie, et des experts bidon.
Les deux existent à des degrés divers. J’ai décrit des grands types de personnages, j’ai parfois décrit des situations que j’ai vécues, en les transformant. Je suis cependant frappé par le fait que le respect de la vérité et des règles déontologiques ne sont en rien un critère de réussite ou d’échec. Des élus corrompus sont réélus et des gens d’une intégrité totale sont balayés par le vote. Des falsificateurs, plusieurs fois pris en flagrant délit de mensonge, ont toujours micros ouverts. Oui j’ai beaucoup puisé dans mon expérience pour décrire certaines scènes.
Dans la galerie de personnages que vous avez créée, parmi les ministres, journalistes, parlementaires, universitaires, responsables associatifs, sans oublier le président de la République, Alexandre Ronac, ou encore le salafiste Mohammed, quels sont ceux qui vous inspirent une certaine sympathie ou indulgence, voire un rejet total ? Vous évoquez le sentiment intact de révolte qui vous anime, comme du temps de votre adolescence.
Je pense qu’à la lecture du livre il est assez facile de voir vers qui vont mes sympathies et vers qui vont mes réticences, pour ne pas dire ma désolation. En effet, il y a des injustices qui continuent de me révolter. Je ne parviens pas à jouer les hypocrites, à flatter ceux qui me rebutent en me disant qu’il y va de mon intérêt. Cela m’a joué bien des tours, bien des fois causé de nombreux désagréments.
Mais la plupart des gens reconnaissent mon intégrité et m’en sont reconnaissants. Ils m’envoient régulièrement des messages de sympathie pour cette raison, qui sont pour moi la meilleure des récompenses.
En recourant à une œuvre fictive plutôt qu’au pamphlet savoureusement corrosif, comme dans « Les Intellectuels faussaires », aspiriez-vous à tendre un miroir à la société française et dans quel but ? L’alerter sur les maux qui la rongent en profondeur ou provoquer un sursaut des consciences ?
Oui, j’essaye de convaincre, j’essaye de participer à un sursaut collectif, de n’être pas entraîné dans un mouvement récessif qui nous engloutirait tous. Mais aussi, j’essaie d’apporter un peu de recul et de réflexion par rapport au temps court et à la réactivité immédiate, d’apporter un peu de raison pour ne pas être submergé par l’émotion. Nous sommes heureusement nombreux à le faire, mais les vents contraires soufflent assez fort et de plus en plus. Et je crains que l’approche des échéances électorales présidentielles ne viennent pas apporter la sérénité dont nous aurions tant besoin.
Au fil des pages, on perçoit votre inquiétude devant la dégradation du débat public, la bouc-émissarisation des Français de confession musulmane et le délitement du vivre-ensemble. Y a-t-il une morale de l’histoire ou des raisons d’espérer encore ?
Il faut se battre pour apporter de la raison afin d’éviter, effectivement, de tomber dans la stigmatisation des musulmans qui vient de courants divers, et qui est le fruit de l’absence de réflexion de certains et du suivisme de beaucoup, le tout instrumentalisé par quelques cyniques astucieux. La partie n’est pas finie, l’espoir demeure, mais rien ne se fera sans une mobilisation intellectuelle. J’essaye d’y contribuer à mon modeste niveau.
Propos recueillis par la rédaction Oumma.