Interview de Pascal Boniface dans Corse matin
Vous inaugurez une nouvelle saison de conférences au Parc Galéa, êtes-vous un habitué de ces rendez-vous avec un public non spécialisé ?
D’abord je dois dire que cela nous a énormément manqué. Ce sera ma première conférence publique depuis très longtemps. On intervient beaucoup lors d’assemblées générales d’associations mais aussi pour des étudiants, là il y a une très forte demande. Il y a bien sûr les colloques dans des cercles fermés mais des conférences publiques, j’en fais très souvent. J’ai toujours pensé que la géopolitique intéressait le plus grand nombre et qu’elle n’était en rien réservée au 7e arrondissement de Paris.
Il y a cinq mois, Donald Trump quittait la Maison Blanche. Sa présidence a été marquée, entre autres, par de violentes tensions avec la Corée du Nord mais aussi l’Iran. A-t-on frôlé le pire ?
En 2017, les tensions avec la Corée du Nord ont fait parler de guerre, y compris de guerre nucléaire ! Avec des menaces réciproques. Et puis, il y a eu deux sommets spectaculaires qui ont été un très grand succès pour Kim Jong-Un car cela lui apportait une reconnaissance internationale, via le président de la première puissance mondiale.
Mais, un, je n’ai jamais pensé qu’il y aurait un conflit. Et deux, ni qu’il y aurait la paix. Parce que la Corée du Nord savait que si elle lançait un conflit elle serait vitrifiée dans les heures suivantes.
Et si les États-Unis entraient en conflit, il pouvait y avoir une riposte sur Séoul ou Tokyo. De même, je n’ai jamais cru à une dénucléarisation de la Corée du Nord parce que pour Kim Jong-Un, c’est son assurance vie. C’est un horrible dictateur mais il est très rationnel. Il est persuadé, à juste titre, que si Saddam Hussein ou Khadafi avaient eu l’arme nucléaire, ils seraient encore en vie et au pouvoir.
Par rapport à l’Iran, Trump a voulu briser l’accord du 14 juillet 2015 pour des raisons qui n’avaient aucun lien avec la sécurité. Mais plus avec l’idéologie.
D’abord parce que ces accords avaient été imaginés par Obama. Ensuite parce que l’Iran est diabolisé aux États-Unis depuis 1979 et la prise de l’ambassade à Téhéran. Donc si on tape sur l’Iran, aux États-Unis on est populaire.
Et puis, les alliés de Trump dans la région sont l’Arabie saoudite et Israël qui voient, pour des raisons différentes, dans l’existence de l’Iran une menace existentielle pour leur sécurité, il faisait donc plaisir à ces deux alliés. Et Biden essaye de rattraper les choses maintenant.
La France est engagée au Mali via l’opération Barkhane depuis 2014 dans la lutte contre le terrorisme islamiste. C’est un enlisement ou un succès ?
On a bien vu ce qui s’est passé en Afghanistan, avec une opération, au départ, qui était légitime et légale. Et qui s’est un peu finie dans le désarroi. L’intervention au Mali était justifiée et il y a eu des succès dans la mesure où on arrive à éliminer des terroristes. Mais en même temps des terroristes émergent.
Parce que tant qu’il n’y aura pas une solution politique au Sahel, il y aura pour certains une vocation à rentrer dans ces mouvements armés qui, d’ailleurs, allient terrorisme et criminalité. L’argument religieux n’est parfois pas le seul. On a l’impression que c’est une guerre sans fin. On est un peu pris au piège : partir serait un échec, y rester c’est ne pas avoir de perspective de victoire à court terme.
Il y a bientôt vingt ans que les tours du World Trade Center ont été frappées. Le djihadisme fait désormais partie de notre quotidien…
Il faut distinguer la lutte contre les effets du terrorisme et contre ses causes. Les causes on les connaît, ce sont les conflits qui s’éternisent, la corruption, l’absence d’inclusion des populations, etc. En même temps, concernant le terrorisme, il faut éviter deux choses. Le déni : c’est un défi qui est devant nous et on ne peut pas dire que la guerre contre le terrorisme soit gagnée.
On peut d’ailleurs remettre en question cette guerre contre le terrorisme, parce qu’après tout, le terrorisme est un moyen d’action. Outre le déni, et tout le monde n’est pas d’accord dans notre milieu professionnel, je trouve que parfois on donne trop d’importance au terrorisme. Il ne faut pas donner raison à nos adversaires en entrant dans leur jeu et en leur donnant la place qu’ils recherchent.
Ils veulent souvent plus un impact médiatique qu’un impact réel. Et si on en parle trop on peut susciter des vocations dans les esprits faibles. On l’a vu lors des derniers attentats où le parcours de ceux qui sont passés à l’action était le parcours de vies brisées, de vies ratées, de gens qui veulent faire parler d’eux. Jacinda Ardern, la Première ministre néo-zélandaise, après les attentats de Christchurch, a dit qu’elle ne citerait pas le nom du terroriste pour ne pas lui donner la gloire qu’il recherchait. Une décision assez sage.
« En Israël, Human rights watch parle d’Apartheid ! »
Bien sûr, on peut en parler, mais il ne faut pas en faire l’alpha et l’oméga des questions stratégiques, des questions de sécurité. Dès 1962, Raymond Aron, le philosophe et sociologue, sur fond d’OAS et de FLN, avait écrit que les terroristes avaient un impact plus médiatique que stratégique. Et il avait écrit cela avant que la télévision n’ait l’importance qu’elle a aujourd’hui. Sans parler des réseaux sociaux. Il y a désormais beaucoup de voyeurisme et on piétine un peu la dignité des victimes.
Vous avez publié l’Atlas des crises et des conflits en 2019 avec l’ancien ministre socialiste des Affaires étrangères Hubert Védrine. Dans le récent et éclairant rapport Duclert sur les horreurs du Rwanda dans les années 90, on lit page 214 « les rapports sur les violations des droits de l’Homme ne suffisent pas à ébranler le soutien au président Habyarimana ». La France est clairement visée. A-t-elle fauté au Rwanda ?
C’est ce que dit le rapport. Je suis assez partagé. L’entourage de Mitterrand dit « on a soutenu Habyarimana parce qu’il s’était engagé à un dialogue avec les Tutsis ». Et c’est une fois qu’il a été assassiné que le génocide est intervenu. Mais d’autres disent qu’il avait un double langage, qu’en interne, il poussait à la haine et que les Français n’ont pas été assez attentifs à cela.
Ce qui m’étonne dans le rapport Duclert c’est qu’il dit que Mitterrand était obsédé par les questions ethniques mais tous ceux qui sont allés en Afrique savent que les questions ethniques comptent. En tous les cas, le rapport établit que la France avait de lourdes responsabilités mais sans parler de complicités comme certains l’ont affirmé.
Vous avez été très critique sur la politique israélienne, on vous a même taxé d’antisémitisme. Quelle issue voyez-vous à ce confit qui, désormais, passe un peu sous les radars des médias (entretien réalisé avant les événements de ce mois de mai) ?
J’ai soutenu la politique israélienne lorsque Yitzhak Rabin était Premier ministre, au moment des accords d’Oslo, de ce chemin vers la paix. J’étais enthousiaste et sans doute un peu naïf. Parce que généralement le terrorisme échoue et là, celui qui a assassiné Rabin a réussi puisqu’il voulait mettre fin au processus de paix. Il y est parvenu.
Je suis très ami avec le réalisateur israélien Amos Gitaï qui vient de publier un merveilleux livre sur l’assassinat de Rabin et qui met en cause le climat de haine entretenu en Israël même, parce qu’il avait osé aller vers la paix avec les Palestiniens. Un climat entretenu encore aujourd’hui par ceux qui sont au pouvoir, la meilleure preuve c’est que sa veuve, Leah Rabin, n’a jamais voulu serrer la main, ni de Sharon, ni de Netanyahu.
Je suis critique de la politique israélienne actuelle. J’ai beaucoup d’amis israéliens qui sont dans le camp de la paix c’est vrai. Et des gens comme Amos Gitaï, dont la mère était proche de la mère de Rabin, sont aujourd’hui minoritaires.
Actuellement, pour les Israéliens la question de la Palestine n’existe plus. Auparavant, lors des élections, s’opposaient ceux qui voulaient des négociations avec les Palestiniens et ceux qui n’en voulaient pas. Aujourd’hui les élections tournent autour de ceux qui désirent l’annexion des territoires palestiniens et ceux qui penchent pour le statu quo. Personne ne veut plus négocier avec les Palestiniens !
Beaucoup d’Israéliens estiment que le grand tournant s’est déroulé en 2001 après l’échec de Camp David quand Ehud Barak a dit qu’il n’avait pas de partenaire pour la paix.
C’est là que Sharon est arrivé au pouvoir, que les accords d’Olso ont été détricotés. Pour Israël, le maintien du conflit n’est pas coûteux : ils n’ont pas de sanctions, ils ont de bonnes relations avec les Russes, les Chinois, les Américains. Mais c’est un conflit qui existe toujours, avec un peuple occupé par un autre, et au XXIe siècle, ceci n’est pas une option. Même s’il a disparu de l’agenda des médias, le feu couve sous la cendre. Human rights watch parle d’une situation d’apartheid !
Une petite polémique, vite oubliée, pointait du doigt les islamo gauchistes il y a quelques semaines. Vous êtes vous senti visé ?
On est plusieurs. On a l’impression que ceux qui réclament l’égalité des droits, qui luttent contre le racisme ou critiquent la politique israélienne sont qualifiés d’islamo gauchistes. Mais il y a quelques années, on parlait d’islamo fascistes. Pourtant gauchistes et fascistes ce n’est pas interchangeable. Islamo gauchistes, c’est un mot-valise, on y met n’importe quoi.
Ce terme est employé par des propagandistes, des essayistes mais dans le milieu universitaire, censé être gangrené, toutes les études montrent que c’est un concept creux, qui n’existe pas, artificiel. C’est un faux procès pour détourner l’attention et ne pas parler d’autres problèmes plus importants.
Vous avez été membre du Parti Socialiste. Aujourd’hui, il est en longue convalescence. Comment le vivez-vous ?
Au moment où l’on va célébrer le 40e anniversaire de l’élection de Mitterrand qui a été un facteur de grands espoirs pour de nombreuses personnes, dont moi, c’est un peu désolant. Ce qui me frappe, au PS et dans d’autres partis, c’est le grand écart entre la part que prend le monde extérieur, les questions internationales, dans nos vies, et la très faible part accordée par les partis à ces questions-là.
J’ai connu le PS avec une commission internationale où siégeaient des gens avec des compétences remarquables, des personnes qui savaient s’exprimer sur le monde. Là je ne vois plus trop la réflexion sur ces sujets au Parti Socialiste mais il n’est pas le seul. On s’intéresse à des microquestions… est-ce que la plus grave question pour notre pays est celle autour de la maman voilée qui accompagne son enfant en sorties scolaires plutôt que la question de l’intelligence artificielle ou de la montée en puissance de la Chine ?
A un an de la présidentielle, on nous vend déjà le face-à-face Macron – Le Pen au second tour. Que faut-il en penser ?
Si on prend les élections de 2002, 2007, 2012, 2017, ce que l’on disait à un an des élections ne s’est pas réalisé douze mois plus tard. On y verra plus clair quatre mois avant les élections. Il peut se passer tellement de choses entre-temps. Les électeurs ont pris un malin plaisir à déjouer tous les pronostics.
On peut même remonter à 95 quand on assurait que Balladur serait élu. Et puis Balladur en mars avait sorti cette incroyable histoire où il avait été pris en stop par un inconnu, or c’était une proche, s’est-on aperçu assez rapidement. Si on remonte encore plus loin, en 88, beaucoup voyaient Raymond Barre. Et en 81, Mitterrand n’était pas favori.
Donc ça fait 40 ans que les électeurs ne votent pas comme les sondages l’annoncent un an avant. Ceci dit, le score de Marine Le Pen ne cesse de monter. J’ai toujours pensé que le système de scrutin à deux tours empêchait l’extrême droite d’arriver au pouvoir… j’en suis moins certain aujourd’hui.
Parce que j’entends beaucoup de personnes dire « on nous a vendu le barrage à l’extrême droite, on ne nous y prendra plus ». Je suis frappé par la colère dans le monde enseignant contre le ministre et contre le gouvernement. Alors que le corps enseignant est traditionnellement anti Front National.
La pandémie a révélé des failles dans nos systèmes et particulièrement dans la santé. Est-ce suffisant pour remettre en cause la doctrine libérale ?
Le système économique est remis en cause mais pas uniquement par la Covid. C’est un facteur supplémentaire. Il y a une coupure de plus en plus grande entre les élites et la population.
La communication sur les masques par exemple a renforcé cette coupure. Cette crise a montré les failles de l’hubris occidentale : je me souviens qu’en janvier 2020, on répétait « cela ne va pas arriver nous, les pandémies c’est uniquement en Afrique, en Asie ».
Et qu’est-ce que nous avons vu ? Des fosses communes à New York ! Des hôpitaux qui ne pouvaient plus accueillir les malades en France ! Quand la Chine, toujours en janvier 2020, a procédé à des confinements on s’est dit « mais c’est un pays dictatorial ». On a péché par orgueil ? Et par manque de prévention.
Parce que les livres blancs sur la Défense, de 2008, de 2013 et le rapport stratégique de 2017, qui sont des grands documents, évoquaient le fait qu’une pandémie puisse intervenir. On n’en a pas tenu compte. Roselyne Bachelot a été vouée aux gémonies quand, face au H1N1, elle a acheté des vaccins et des masques, on a dit qu’elle gaspillait l’argent public. Le problème de la prévention, c’est qu’on ne voit jamais quand c’est efficace puisque cela évite la catastrophe qui pourrait se produire. On a été dans le courtermisme : ça coûte cher d’avoir des stocks de masques. Et pas seulement en France, attention.
En 2011, vous publiez un livre polémique, Les faussaires intellectuels. Dix ans plus tard, Bernard-Henri Levy est toujours sur les plateaux radio et télé…
Bernard-Henri Levy qui s’est encore signalé récemment puisqu’il disait qu’il n’y aurait pas de deuxième vague de Covid-19. Il s’est transformé en épidémiologue qu’il n’est pas. Il accumule de la Libye à la Bosnie, les mensonges en toute impunité. Parce qu’il a un réseau puissant, il fait peur à beaucoup de gens, parce qu’il peut faire ou défaire des carrières grâce à sa pensée rapide. C’est pour ça que je suis banni de Radio France, depuis ce livre où j’attaque les totems médiatiques ! Si vous voulez entrer dans le petit monde médiatique, il ne faut pas cracher dans la soupe. Je n’ai pas disparu des médias mais je suis moins présent depuis la publication de mon livre. Pourtant je n’ai pas été attaqué en diffamation. Personne n’est venu démentir mes écrits. Mais je ne fais pas ce métier pour tomber dans la courtisanerie. Hélas on voit que dans notre monde, le mensonge et la vérité sont mis à égalité. Souvenez vous quand même que BHL a cité Botul un philosophe qui n’existait pas (De la guerre en philosophie, ed. Grasset, 2010). Mais qui a payé ? C’est la journaliste Aude Lancelin qui avait révélé cette bouffonnerie, cette supercherie et c’est elle qui a été sanctionnée !
« Le PSG est la vitrine du Qatar. C’est du soft power »
N’avez-vous pas fait une crise d’ego en critiquant récemment Radio France parce qu’ils ne vous invitaient plus ?
Disons que je trouve ça injuste. Certains m’ont dit « ne fais pas ça, tu vas te les mettre à dos ». De toute façon je suis déjà banni. J’estime qu’il y a un débat républicain à avoir, que les questions de Défense n’appartiennent pas à une petite coterie. Radio France c’est le service public. Laurence Bloch a dit que je n’étais pas banni de France Inter en arguant que j’étais passé huit fois en dix ans. Huit fois c’est ce que je faisais en une saison auparavant et surtout, sur huit passages il y en avait six l’été, quand les programmateurs n’étaient peut-être pas forcément au courant des consignes. De toute façon, plusieurs journalistes m’ont confirmé que Philippe Val (directeur de 2009 à 2014) avait interdit de m’inviter.
Le Paris Saint-Germain a été éliminé de la Ligue des Champions ce mois-ci. Est-il une vitrine ou un Cheval de Troie du Qatar ?
Une vitrine oui, pas un Cheval de Troie. Car avant que ce pays n’achète le PSG, qui connaissait le Qatar ? Personne. Le fait d’investir dans le sport est une façon de se faire bien voir. Quand j’étais gamin c’est le Club Med qui était sponsor de Bastia et c’était une façon pour lui de s’offrir de la visibilité. Les Saoudiens estiment que le Qatar est une excroissance qui devrait leur revenir et si l’Arabie saoudite faisait avec le Qatar ce que l’Irak a fait avec le Koweït il n’était pas certain que, cette fois, les États-Unis viennent à leur secours. Donc le calcul c’est d’être visible par le sport. C’est un soft power, une façon de communiquer et de toucher le plus grand public. Le sport fait maintenant partie des attributs de la puissance car c’est une manière de montrer son drapeau au reste du monde. Il y a eu un dessin de presse de Faizant après les JO de Rome où la France est revenue avec seulement trois médailles de bronze et deux médailles d’argent, c’est un échec, et sur ce dessin on voit De Gaulle en survêtement et baskets en train de dire, « décidément dans ce pays je dois tout faire moi-même ». Il avait compris que c’était humiliant un tel échec.
Finalement, le monde est-il devenu moins tendu depuis la fin de la Guerre Froide ?
Il l’a été. Quelque temps. Même si la guerre est revenue en Europe, dans les Balkans. La fin de la Guerre Froide a mis un terme à certains conflits et en a permis d’autres. Il n’y a pas eu de dividendes de la paix comme on l’espérait. Les rivalités est/ouest ont été remplacées par des rivalités nationales. Le grand affrontement à venir, ou déjà advenu, c’est entre la Chine et les États-Unis. Sur le terrain idéologique et classique, parce que les États-Unis ont du mal à imaginer être dépassés. Pour beaucoup la question n’est pas de savoir si la Chine va dépasser les États-Unis mais quand ? Lorsque la Chine adhère à l’OMC en 2001 son PIB est égal à 10 % de celui des États-Unis. Désormais il est de 70 %…