Gérard Prunier est historien, ancien chercheur au CNRS et désormais consultant indépendant, spécialiste de la Corne de l’Afrique et son interface avec le monde arabe. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son essai « Cadavres noirs » qui parait aux éditions Tracts Gallimard.
Selon vous, le monde extérieur ne tue plus les Africains, il se contente de ne pas les voir mourir…
Les bases de la géopolitique sont avant tout économico-stratégiques. Or si nous n’avons plus aucune raison de tuer des Africains – contrairement à la période de la conquête coloniale – nous n’avons pas non plus une raison de nous en occuper, chose qu’impliquerait le fait de les voir mourir. Or nous sommes entrés depuis peu dans la société du « care » et du politiquement correct. On peut parler d’atrocités mais pas les montrer. Le degré de tolérance des médias audio-visuels est calibré pour les enfants mineurs. Il est donc absolument exclu d’étaler des cadavres désarticulés sur les écrans de nos télévisions bien pensantes, quand bien même le sujet serait brulant. Or justement, il ne l’est pas. L’exploitation économique des ressources africaines (surtout minières) se fait avec facilité et avec une violence qui est sociale, pas militaire. Quant au peu de violence militaire où des armées européennes sont directement impliquées, elles n’entrainent que des pertes faibles pour nos troupes et leur intérêt stratégique est jusqu’à présent demeuré limité. La presse écrite s’intéresse aux sujets de société ou à la géopolitique de premier ordre, celle qui peut éventuellement nous affecter directement. Notre intérêt pour des choses brutales qui ne vont pas nous affecter, même indirectement – contrairement au Moyen-Orient ou à l’impérialisme chinois – est proche de zéro. Pour l’émotion il y a l’humanitaire mais mieux vaut négliger qu’il soit un produit direct de la violence géopolitique. Charité bien ordonnée commence par fermer les yeux et les ONG servent avant tout à être gentil sans trop bien savoir à propos de quoi. Et puis franchement, tout ça c’est trop loin et c’est trop compliqué. Un monde bien informé c’est quand même un monde où les tragédies restent pathétiques et individuelles mais pas collectives et anxiogènes.
Le conflit le plus meurtrier depuis 1945 est quasi unanimement inconnu du public occidental, pourquoi ?
Le conflit massif centré sur l’ensemble congolais – le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale – avait tout pour déplaire :
Il était une conséquence directe du génocide rwandais dans lequel les pays occidentaux n’avaient pas à se féliciter de grand-chose. L’un d’entre eux – la France – avait accumulé les bêtises stratégiques et les erreurs politiques jusqu’à devenir une cause indirecte du génocide lui-même. Les autres – hors la Tchécoslovaquie et l’Espagne qui à des degrés divers avaient gardé une mémoire douloureuse des années trente et des conséquences de la lâcheté – brillèrent par leur couardise et leur refus de voir les torrents de sang qui coulaient dans les Grands Lacs. Courage, fuyons. En plein génocide on réduisit la présence des troupes de l’ONU et le pauvre Général Dallaire qui les commandait se vit empêcher de faire quoi que ce soit.
Par ailleurs, le Général Paul Kagame qui avait arrêté le génocide pour des raisons de Realpolitik avec lesquelles l’humanisme n’avait pas grand-chose à voir mais qui était perçu en Occident comme le « héros africain » de toute l’affaire, s’était mué entre 1994 et 1996 en un conquérant impérialiste que personne n’aurait voulu critiquer. Il était africain, vainqueur, s’était substitué aux Blancs défaillants – la défaillance était réelle, la substitution l’était moins – et combattait des gens qui se retrouvaient globalisés sous l’étiquette de leurs abominables ex-gouvernants. Tout cela faisait beaucoup à comprendre pour un public occidental à la fois culpabilisé et mal informé. La complexité de l’information moderne vise souvent plus à distinguer les bons des méchants qu’à réellement faire comprendre. Kagame était perçu comme un « gentil » – ce qui était faux – et le camp adverse comme une collection d’affreux – ce qui tenait à une globalisation sommaire.
Finalement il n’y avait pas d’enjeu occidental évident et tout ça c’était trop loin et trop compliqué.
On a parlé du conflit du Darfour, de celui entre le Soudan et les régions sécessionnistes du Sud, mais jamais du conflit interne du Sud Soudan après son indépendance, pourtant lui aussi est très meurtrier. Comment l’expliquez-vous ?
Le Sud Soudan. Là encore tout ça était trop loin et trop compliqué. Parce qu’au départ on avait un schéma qui cadrait avec une perception occidentale que l’on pensait familière : des Chrétiens se battaient contre des Musulmans et ça on connaissait depuis Charles Martel et les Croisades. Sauf que là ça ne collait pas du tout. La religion n’avait pas grand-chose à voir avec la guerre et pour ceux qui connaissent le Sud Soudan il y avait une preuve simple : la plupart des Sudistes musulmans étaient dans le camp « anti-arabe ». Le problème était culturel et historique : les « Nordistes » (bien que tous métissés de Noirs) étaient culturellement des gens de culture Arabe et les anciens razzieurs d’esclaves au Sud (on les vendait en Arabie et en Egypte). Ils avaient bénéficié de la colonisation Anglaise tant économiquement que par l’éducation et avaient été administrés avec professionnalisme. Rien de cela au Sud. En 1947, lors de la conférence de Juba, les Sudistes s’étaient opposés à l’indépendance en un seul territoire, en disant que si les Anglais voulaient partir, qu’au moins ils restent au Sud qui autrement allait passer en bloc d’un impérialisme Anglais – perçu comme débonnaire – à un impérialisme « Arabe » que les Sudistes, qui se rappelaient l’esclavage, prévoyaient déjà comme bien pire (ils avaient raison). Or en Occident, avec un anticolonialisme sommaire à base de « bons » et de « méchants » on approuva d’abord un anticolonialisme de marionnettes avant de se rallier – avec autant de simplisme – à un schéma « bon africain chrétien contre méchant arabe musulman ». Les méchants furent vaincus et on érigea un pouvoir en hologramme sur une base fragmentée. Toute la colonisation Anglaise avait favorisé le Nord et Londres n’avait rien fait au Sud, géré comme une colonie distincte du Nord. En 2011, le Sud devint indépendant sans tradition administrative, sans économie monétaire, sans personnel et sans idéologie autre que le rejet de l’impérialisme musulman. Il lui fallut deux ans pour exploser en shrapnells tribaux, c’est-à-dire retomber dans le schéma de la gestion coloniale où 60 administrateurs Anglais géraient 600.000 km2 selon des divisions tribales sommaires. Les « méchants » une fois vaincus les « gentils » s’entretuaient. Le « lobby SPLA » à Washington disparut du jour au lendemain et Bush qui avait joué le Sud Soudan comme une carte « anti-islamiste » abandonna tout intérêt avant même la fin de sa présidence. Barak Obama s’en tint à distance comme d’un abcès contagieux pour éviter de mélanger son origine raciale et un effondrement politico-idéologique africain. La guerre civile commencée en décembre 2013 n’est toujours pas terminée en dépit de « paix » toutes plus fragiles les unes que les autres. Et on n’en parle toujours pas.
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.