Ali Laïdi est docteur en sciences politiques, chroniqueur à France 24, responsable du Journal de l’Intelligence économique et chercheur associé à l’École de pensée sur la guerre économique (EPGE). Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Les batailles du commerce mondial. Penser la guerre économique avec et contre Michel Foucault aux éditions PUF.
Comment distinguez-vous la guerre économique de la compétition économique ?
A partir du moment où la compétition économique ne respecte pas les lois de la concurrence, alors elle se transforme en guerre économique. Je définis la guerre économique comme l’utilisation de moyens déloyaux et/ou illégaux pour préserver ou conquérir un marché. La guerre économique existe à la fois en temps de paix et en temps de guerre. En bref, la guerre économique, c’est le recours à la violence dans les échanges commerciaux. Une violence dans le champ économique qui n’a jamais vraiment été étudiée par le monde académique car les économistes prétendent que la violence est le monopole de la politique : le fameux doux commerce de Montesquieu que l’on n’a pas lu entièrement car le penseur dénonce les comportements abusifs des marchands qui peuvent entraîner des guerres. Comme je l’ai montré dans un précédent ouvrage historique, la guerre économique existe depuis la nuit des temps. Ce qui signifie qu’elle dépasse le libéralisme car elle le précède.
Comment expliquer que la guerre économique soit l’angle mort des sciences humaines ?
Je travaille sur la guerre économique comme journaliste et chercheur depuis 1997. Vingt ans d’enquêtes, d’articles, d’entretiens, de conférences, de livres, d’émissions… et malgré cela, la même réponse de la part des économistes médiatiques et des universitaires établis : la guerre économique n’existe pas ! Pour les libéraux, elle serait le fruit d’un délire des adeptes de la théorie du grand complot. Il n’est donc pas question de reconnaître son existence, d’autant que cela reviendrait à justifier l’intervention de l’Etat (seul détenteur de la violence légitime) sur les marchés. A l’opposée, une partie de la gauche, présente le discours sur la guerre économique comme l’alibi du patronat pour exiger des travailleurs qu’ils renoncent aux acquis sociaux au nom de la compétition internationale. Cette gauche définit la guerre économique comme l’institution de la compétition généralisée à tous les niveaux de la vie sociale, individuelle et internationale ; une guerre de tous contre tous. Elle considère que les moyens employés ne sont pas forcément illégaux ni même violents. Une définition générale, floue, un peu fourre-tout qui ne permet pas un travail précis sur les pratiques et les méthodes des guerriers économiques. Cette confusion permet surtout à cette gauche de réclamer le monopole de la critique du libéralisme et de rejeter toute approche qui ne correspond pas à sa propre définition de la guerre économique. Voilà pourquoi la guerre économique n’est pas étudiée ; son concept est rejeté par tous les bords politiques. Or, la guerre économique est une réalité que les chefs d’entreprises taisent mais ne contestent pas ; sa reconnaissance ne vise pas à rogner les droits sociaux mais au contraire à les protéger et plus généralement à défendre un modèle social. La guerre économique ne se limite pas à un conflit marchand. C’est une lutte politique dont l’économie est le vecteur.
Qu’est-ce que la « noöpolitik » ?
Les savoirs, les connaissances et l’information se situent au centre de la bataille mondiale pour la suprématie économique. L’Amérique en a parfaitement conscience et ses militaires planchent sur ce sujet depuis trois décennies. C’est en étudiant entre autres Pierre Teilhard de Chardin et Michel Foucault que deux analystes de la Rand Corporation, le think tank du Pentagone, élaborent à la fin des années 1990 le concept de noöpolitik (noopolitique, en français). Noos est un mot grec qui signifie esprit, connaissance, intellect, raison. La noöpolitik est le nouvel instrument de la géopolitique, source de tous les pouvoirs. Véritable stratégie nationale, elle permet le contrôle du pouvoir par le savoir. La noöpolitik domine la géopolitique par la maîtrise possiblement la plus totale des savoirs et des données. Elle ne se réduit pas à l’espionnage, mais forme un projet beaucoup plus vaste, qui considère l’information comme la source de tous les pouvoirs, qu’ils soient politiques, militaires, sociaux, culturels et bien évidemment économiques.
Foucault, néolibéral ?
Foucault communiste, Foucault gauchiste, Foucault gaulliste, Foucault néolibéral… De son vivant, Foucault est affublé de toutes les étiquettes politiques. Il s’en amuse. Deux ans à peine au Parti communisme au début des années 1950, un engagement dans les années 1960 et 1970 dans des contestations sociales les plus radicales et une fin des années 1970 plutôt marquée à droite : Foucault se définit avec malice comme un anticommuniste primaire, car lorsqu’on est anticommuniste « secondaire, dit-il, c’est trop tard ».
Foucault est-il alors un néolibéral de gauche ? Après tout, ses recherches sur le néolibéralisme nourrissent ses réflexions sur le « souci de soi », qu’il présente comme la véritable arme pour lutter contre le pouvoir politique. Revenir à soi, laisser libre cours à ses multiples identités, ne plus se laisser assujettir par les pouvoirs, voilà la réponse de Foucault au désir de changement. Fini, le grand soir, aux oubliettes, la Révolution : place à l’autonomie du sujet, à l’éthique de soi. Foucault invite chacun à ne pas oublier d’inventer sa propre vie. Il trouve « fastidieux d’être toujours le même » et prône le droit de différer de soi. A ses yeux, les chaînes du néolibéralisme sont plus longues que celles du socialisme, du communisme et du gaullisme. Elles offrent plus de liberté à l’individu et aux minorités. Du souci de soi foucaldien à la consommation de soi, il n’y a qu’un pas que le néolibéralisme invite à franchir avec allégresse.
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