Chercheur indépendant en histoire contemporaine, diplômé de l’université Paris-8, Thomas Vescovi collabore à différents médias (Middle East Eye, Le Monde diplomatique, Moyen-Orient). Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, paru aux éditions La découverte.
Vous écrivez que c’est Ehud Barak qui a dynamité le camp de la paix. Pourquoi ?
Le travailliste Ehud Barak remporte les élections en 1999, battant le Premier ministre sortant, Benyamin Netanyahu. Il a fait campagne sur un retour à la table des négociations et porte naturellement beaucoup d’espoirs de paix. Israël sort de quatre années difficiles, marquées par de nombreux attentats-suicides et un extrémisme juif de plus en plus décomplexé alors qu’il est à l’origine de l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Au sein des Palestiniens, le sentiment d’avoir été dupé et trompé lors du processus d’Oslo est à son paroxysme : l’occupation demeure et la colonisation progresse.
Dès sa prise de fonction, Barak repousse les échéances prévues par les accords d’Oslo, valide la construction de nouvelles colonies et se rend auprès des colons d’Hébron, parmi les plus fanatiques, pour les rassurer sur ces futurs pourparlers. Au printemps 2000, il annonce la tenue d’un sommet avec Arafat. Ce dernier n’y est pas favorable en l’absence d’engagement concret du Premier ministre travailliste sur la colonisation ou la fin de l’occupation. Forcé par Bill Clinton, le leader de l’OLP se rend à Camp David alors que Barak venait d’annoncer son intransigeance sur quatre points : Jérusalem resterait la capitale une et indivisible d’Israël ; la Ligne verte n’existe plus ; 80 % des colonies seront maintenues ; aucun réfugié ne bénéficiera du droit au retour.
Au lendemain du sommet de Camp David, Barak torpille Arafat en affirmant qu’il a refusé une « offre généreuse » et que les Israéliens n’ont « pas de partenaire pour la paix ». Il faut mesurer l’impact de ce discours : depuis la fin des années 1980, les travaillistes représentaient les Israéliens favorables à des échanges avec l’OLP pour parvenir à une solution pacifique. Face à la droite de plus en plus radicale, la gauche sioniste a défendu ces espaces de discussion au niveau diplomatique et a légitimé les initiatives au sein de la société civile. Désormais, l’opinion publique constate que le chef du parti qui a incarné les négociations rejoint la droite sur le fait qu’il est impossible de discuter avec l’OLP.
Les propos de Barak sont massivement relayés dans la presse israélienne, comme s’il s’agissait d’une vérité incontestable. Les négociateurs palestiniens sont accusés d’être d’incurables hypocrites. Pris au piège, accusée de trahison, l’aile majoritaire du camp de la paix, liée au Parti travailliste, fait acte de contrition et diffuse son mea culpa à la une des journaux : « La gauche demande pardon », « Le camp de la paix, c’est fini… ».
C’est un véritable suicide politique qui commence à se nuancer quelques semaines plus tard lorsque les compte-rendu de Camp David sont diffusés et qu’il apparait que l’offre était généreuse du point de vue israélien, mais ne tenait pas compte des aspirations du peuple palestinien et du droit international. Mais le camp de la paix s’est déjà démobilisé et lorsqu’en septembre-octobre se déclenche la seconde intifada, bien plus militarisée et traumatique pour les deux sociétés, la gauche sioniste parle unanimement de la preuve ultime d’un double discours d’Arafat.
Pourquoi Oslo a échoué ?
La gauche israélienne est jusqu’à aujourd’hui tiraillée entre deux dynamiques. L’une, minoritaire et cantonnée à la gauche dite non sioniste ou anticoloniale, considère que les négociations avec les Palestiniens doivent partir des attentes de ces derniers en tant qu’opprimés et colonisés. L’autre gauche, liée à l’historique Parti travailliste, accepte des discussions afin de préserver les intérêts israéliens, à commencer par la défense et la protection du caractère juif de l’État d’Israël. En d’autres termes, ce courant s’intéresse moins aux aspirations nationales du peuple palestinien qu’aux moyens de préserver leur État, plaçant la question sécuritaire au centre du jeu.
Partant de là, Arafat et Rabin viennent à Oslo avec des attentes différentes. Le leader de l’OLP espère un État libre et indépendant. Rabin veut négocier une séparation à l’amiable des deux sociétés, laissant aux Palestiniens une autonomie relative. À aucun moment la question d’une fin définitive et totale de l’occupation n’est envisagée par les négociateurs israéliens. Pis, le calendrier s’allonge dans le temps car Rabin ne veut pas se précipiter et cherche à mesurer jusqu’à quel niveau il peut accorder sa confiance aux Palestiniens : sauf qu’il ne s’agissait pas de deux peuples négociant d’égal à égal. Pour les victimes de la colonisation et de l’occupation, massivement emprisonnées, expropriées chaque jour un peu plus de leur terre, humiliées par les soldats ou les colons, l’urgence était absolue.
À cela s’ajoute deux dossiers. D’une part la question des réfugiés palestiniens, dont Israël ne respecte pas leurs droits depuis 1949. Aucune solution pacifique n’est envisageable sans un accord sur cette question. La ligue arabe avait proposé une initiative de paix en 2002 avec un engagement fort à ce sujet, refusée par Israël. D’autre part, la Cisjordanie compte actuellement près de 700 000 colons. Pour les Palestiniens, ce fait constitue un non-respect manifeste du droit international et la matérialisation de leur impossibilité à former un État viable. Rabin, comme ses successeurs dont l’actuelle cheffe travailliste Merav Michaeli, estimait que l’immense majorité de ces colonies demeureraient et que tout au plus les Palestiniens pourraient obtenir des échanges de terres.
L’échec d’Oslo a favorisé une autre dynamique, incarnée par Ariel Sharon et aujourd’hui Benyamin Netanyahu, pour qui la séparation des deux sociétés doit se réaliser par la force et uniquement sur la base des intérêts israéliens.
Existe-t-il encore un sionisme de gauche ?
Il existe encore des centaines de milliers d’Israéliens pour qui l’utopie sioniste de gauche demeure une réalité politique : former un État pour les Juifs mais sur des bases laïques et sociales. Si ce courant de pensée a été majoritaire à la création d’Israël et pendant les trois premières décennies du pays, il doit aujourd’hui faire face à une société transformée où les idées socialistes paraissent dépassées.
Le champ politique israélien est traversé par deux tensions. D’abord, au sein du mouvement sioniste, l’identité de cet État juif : « laïc ou religieux ? ». Les sionistes de gauche, essentiellement soutenus par les Juifs ashkénazes (européens), sont perçus comme des anticléricaux qui conçoivent la judéité comme culturelle. Ils pourraient incarner l’espoir des juifs progressistes laïcs. Sauf qu’en qu’État ultralibéral, les classes moyennes et aisées israéliennes, laïcs et progressistes, privilégient désormais les candidats du centre capables d’allier le libéralisme à la séparation de la synagogue et de l’État. C’est le cas de Yaïr Lapid, principal concurrent de Netanyahu. Les classes populaires, notamment issues des juifs orientaux et bien plus nombreux que ceux de culture européenne, soutiennent à l’inverse une identité juive religieuse et une loi davantage basée sur les textes bibliques.
La deuxième tension englobe l’ensemble de la société israélienne et questionne la forme de cet État : « exclusivement juif, s’accommodant des non-juifs ou de tous ses citoyens ? ». Là encore, les juifs russophones, majoritaires aujourd’hui dans le pays, ont beau pour la plupart défendre un État laïc, ils n’en demeurent pas moins nationalistes et opposés aux valeurs socialisantes de la gauche sioniste.
Désormais minoritaire, sur quelles voix les juifs progressistes peuvent-ils compter ? Une convergence avec les 20 % de Palestiniens vivant en Israël est possible. Pour cela il conviendra de dépasser l’attachement au sionisme, d’accepter de perdre ses privilèges, mais ainsi de préserver un idéal de gauche centré sur la justice sociale et des droits égaux pour tous.
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