Pierre-Yves Henin est économiste et historien, il est l’ancien président de l’Université Panthéon-Sorbonne-Paris 1. Ahmet Insel est économiste et politologue turc. Il a été vice-président de l’Université Panthéon-Sorbonne-Paris 1. Ils sont tous deux à l’origine du concept de national-capitalisme autoritaire qu’ils développent dans leur dernier ouvrage Le national-capitalisme autoritaire – une menace pour la démocratie paru aux éditions Bleu autour. Ils répondent à mes questions.
Pour vous, après l’effondrement de l’URSS, la compétition mondiale n’oppose plus sociétés libérales aux sociétés dirigées, mais sociétés capitalistes et libérales aux sociétés capitalistes autoritaires.
Contrairement aux déclarations sur la « fin de l’histoire », la victoire annoncée de la démocratie a fait place au retour des autoritarismes, en particulier dans les pays post-communistes. Que s’est-il passé ? Comment le pronostic s’est-il trouvé déjoué ?
Au lieu d’un effacement des dictatures au profit de la démocratie, on a assisté à un changement du mécanisme de légitimation de l’autoritarisme. A l’alibi d’une légitimation par la libération de l’exploitation socio-économique, qu’exprimait le concept de dictature du prolétariat, s’est substitué la légitimation par la défense, ou la restauration d’une identité culturelle associée à l’appartenance nationale. Tel un virus mutant pour assurer sa survie, l’autoritarisme a trouvé une réplique à la menace que représentait pour lui la vague de démocratisation. L’exemple chinois, d’une superposition symbiotique et bien artificielle des deux discours de légitimation dans un pays particulièrement sensible et réactif à la menace, est sur ce point particulièrement illustratif.
Pour filer l’analogie, il n’est pas étonnant que les données géo-économiques et les trajectoires politiques spécifiques aient conduit à l’émergence de variétés de NaCA, comme autant de variants de cette stratégie de survie et d’expansion.
Les modalités de contrôle caractéristiques d’une « société dirigée » s’en sont trouvées diversifiées, parfois plus subtiles, mais aussi plus prégnantes comme dans la dictature « orwellienne » instaurée en Chine. Dans l’ordre de l’économie, les relations de connivence entre propriétaires et dirigeants politiques se sont ainsi largement substituées à la subordination politico-administrative.
Reste la question de la stabilité à long terme de cette forme politico-économique. La compétition de ce modèle avec les sociétés libérales dépendra aussi de sa capacité d’hybridation, question cruciale qui se trouve posée par le « moment Trump » et la prégnance des tendances populistes au cœur même du système de démocratie libérale. La croyance libérale selon laquelle le capitalisme et la démocratie vont de pair a été infirmée par l’exemple de la Chine mais le capitalisme autoritaire risque aussi de rencontrer à moyen-long terme un épuisement de son avantage compétitif et surtout subir les effets d’inhibition socio-économique due à l’arbitraire des pouvoirs autocratiques.
La Chine, la Russie, la Turquie forment des exemples : une collusion ouverte entre capital privé et pouvoir politique, sous des régimes autoritaires.
Avec ces régimes, la collusion entre capital privé et pouvoir politique devient quasiment ouverte sous des formes originales sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Mais d’abord il faut souligner que dans l’ensemble, ces régimes essayent de retenir le potentiel d’efficacité productive et de fluidité du capitalisme, d’une régulation par le marché plus ou moins encadré et de l’allier à une direction politique libérée en grande partie des contraintes institutionnelles et des limitations des contre-pouvoirs. Dans une économie mondialisée, ils essayent d’obtenir des avantages compétitifs notamment par la poursuite d’une politique ressemblant au mercantilisme dans les relations internationales et par leur capacité à contrôler à l’intérieur du pays l’économique et le social.
Les mécanismes de domination peuvent revêtir des formes multiples, accompagnant les « variétés du NaCA » dans des configurations aussi différentes que la Russie de Poutine, la Chine de Xi Jinping ou la Hongrie d’Orban qui est l’exemple populiste le mieux documenté dans le monde occidental. En simplifiant on peut identifier trois figures du NaCA. La Chine représente sa forme dominante économiquement et politiquement. La Russie est la forme rentière du NaCA parce que son économie est essentiellement extractive et le pouvoir est en grande partie adossé au partage de cette rente. La troisième figure est celle de la Hongrie de Victor Orban où l’on retrouve le NaCA dans le cadre d’un pays de taille moyenne inséré dans le système occidental. La Turquie d’Erdoğan est une variante de ce troisième cas, naviguant un peu à vue dans les limites du système occidental avec plus de brutalité à l’intérieur et plus de moyens d’intervention à l’extérieure. Pour ce troisième cas de figure, la validation du pouvoir par des élections compétitives reste encore une exigence.
Vous décrivez un capitalisme autoritaire qui résulte de l’érosion des frontières entre publique et privée que l’élite dirigeante déplace à son profit…
Plusieurs auteurs, comme Ian Bremmer dans les années 2000, Joshua Kurlantzick ou K.S.Tai et B. Naughton dans les années 2010, soutiennent que le rival du capitalisme libéral est le capitalisme d’Etat. Nous montrons en revanche que plus que la propriété, ce qui est en cause dans la définition de ce capitalisme alternatif est un éco-système d’articulation entre propriété et pouvoir politique.
L’érosion des frontières entre propriété publique et privée favorise leur porosité, permettant d’offrir à de nouveaux affidés l’accès à un statut de capitaliste, dans une logique néopatrimoniale, afin d’élargir la base socio-économique du régime. Il y a une sorte d’effet de ruissellement de ce capitalisme de connivence ou du clientélisme qui va au-delà des entreprises les plus proches du pouvoir vers des cercles plus éloignés. Gabor Scheiring décrit très bien cela pour la répartition des subventions européennes dans le cas hongrois. Cette érosion permet aussi, en instrumentalisant des campagnes ciblées de lutte contre la corruption, de précariser cette propriété, pour s’assurer dans la durée de l’allégeance de ces bénéficiaires selon le modèle prébendaliste, une pratique largement utilisée par Poutine pour asseoir son pouvoir et plus récemment par Xi Jinping pour éliminer l’apparition des centres de pouvoir potentiellement rivaux.
Pour s’assurer cette disponibilité stratégique dans la tracée de la frontière entre publique et privée, propre au néopatrimonialisme, le pouvoir doit s’affranchir de fait du contrôle juridique et politique caractérisant les sociétés démocratiques.
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