Professeur en science politique à l’Université Clermont Auvergne, à l’ESSEC, Sciences Po et l’ENA, ancien directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Frédéric Charillon répond à mes questions à l’occasion de la parution de La France dans le monde qui parait sous sa direction chez CNRS éditions.
Vous parlez d’une nouvelle sociologie de la diplomatie française, formée par des écoles devenues américanisées comme Sciences-Po. Quel est l’impact sur la détermination notre politique étrangère ?
L’hypothèse avait été émise par Christian Lequesne dans ses recherches sur « l’ethnographie du Quai d’Orsay », notant l’évolution de cette école depuis quelques années. À partir du moment où de nombreux diplomates français passent par une institution qui propose des programmes d’échange dans le monde anglo-saxon (et ailleurs), leur perception de la place de la France dans le monde n’est plus la même. Parfois pour le meilleur, mais pas toujours… Là où l’on croyait, peut-être de façon naïve, à une « exception française », on se prend désormais à trouver cette idée ringarde. Ce qui pose d’autres problèmes.
Faut-il alors diversifier davantage les trajectoires des diplomates, qui pourraient suivre des formations plus variées les mettant au contact de l’altérité, plus loin de leur zone de confort ? Car il est toujours périlleux de subir les modes d’un seul courant dominant : après le néoconservatisme, verra-t-on des promotions tentées par le trumpisme, la « post-vérité » ou au contraire la cancel culture ? Il ne s’agit pas ici d’empêcher quiconque d’avoir une expérience américaine, indispensable pour qui veut comprendre les relations internationales. Mais il est tout aussi indispensable de multiplier les rencontres culturelles, d’entendre les voix du monde dans leur pluralité. Nous avons en France des étudiants curieux de tout, et des diplomates salués pour leur compétence et leur esprit de synthèse : sachons en tirer le maximum.
Comment maintenir notre influence puisque vous déplorez la diminution de 50% de nos moyens, dans certains secteurs comme le culturel, entre 1986 et 2016 ?
La notion d’influence doit faire en effet l’objet d’une réflexion. On oublie souvent trois choses. 1- Elle ne peut pas être une simple incantation. L’influence ne se décrète pas, elle se cultive à long terme. Il ne fait pas sens de dire « nous avons depuis ce matin une diplomatie d’influence ». 2- L’influence n’est pas une fin en soi. C’est un moyen. Ce qui signifie que les objectifs doivent en être bien définis. La question est : « qui voulons-nous influencer, pour obtenir quoi, dans quel domaine, et pour servir quels intérêts ? ». Et non pas : « notre objectif : être influents ». 3- Dès lors, l’influence exige des moyens. Il faut que l’influencé trouve son intérêt à suivre l’influenceur. Les plus grandes puissances le savent, comme les États-Unis ou la Chine, qui mettent ces moyens sur la table pour arriver à leurs fins. D’autres, qui ont des moyens plus limités comme la Russie ou la Turquie, élaborent une stratégie en conséquence, avec des priorités plus ciblées. Mais clamer « nous allons développer une stratégie d’influence » pour ajouter immédiatement « à moyens constants », est une chimère.
Nous en revenons donc à votre question : comment maintenir notre influence dans le monde d’aujourd’hui en diminuant nos moyens, alors que les défis se multiplient et que les luttes d’influence sont partout ? La réponse est simple : on ne peut pas, surtout si l’influence ne fait pas l’objet d’une définition précise. Les moyens doivent suivre les ambitions.
Vous estimez que la voix de la France a fini par perdre en cohérence en devenant moins audible…
Oui, et c’est d’ailleurs aussi le cas de beaucoup d’États ces dernières années : les relations internationales sont complexes, les dossiers et les acteurs se multiplient, il est donc de plus en plus difficile d’imprimer une marque à une politique étrangère, qui soit identifiable aussi bien sur les conflits du Proche-Orient que sur le réchauffement climatique, en passant par Huawei ou Boko Haram, face à des interlocuteurs qui vont de Vladimir Poutine à Greta Thunberg. Des leaders comme Tony Blair ont tenté (on appelle cela le « nation branding ») de proclamer un fil conducteur (une politique étrangère « éthique », annonçait-il en 1997, mais on connaît la suite). Des pays, comme la Suède, tentent d’incarner une posture (en l’occurrence une « politique étrangère féministe », depuis la ministre Margot Wallstrom). Mais cet exercice de communication est difficile.
Sous le général de Gaulle, la France avait une ligne reconnue, qui s’est perpétuée sous plusieurs de ses successeurs, consistant à être un pays occidental allié des États-Unis, mais libre de ses propos et universaliste dans son rapport au monde. Une ligne que Hubert Védrine a résumée par la formule « Amis, alliés, mais pas alignés ». Le refus de la guerre américaine en Irak, en 2003, en fut l’une des dernières manifestations claires. Nicolas Sarkozy n’aura pas été si occidentaliste qu’on lui a reproché, ni François Hollande si indéterminé qu’on l’a dit. Mais le message s’est brouillé. À plusieurs reprises, l’exécutif a même parlé de plusieurs voix, par exemple lors de la crise de Gaza à l’été 2014. Emmanuel Macron a ensuite voulu redonner une ligne claire. Il a annoncé dans sa campagne le souhait d’une puissance « indépendante » (ce qui n’était pas le plus original), « européenne » (ce qui était déjà courageux dans un contexte où l’Europe ne faisait plus recette), et « humaniste », ce qui était intéressant, mais méritait clarification. On a ensuite compris de ses discours qu’il soutenait une vision libérale et multilatéraliste, opposée aux nationalismes illibéraux, avec entre autres priorités la lutte contre les inégalités. Mais les moyens ont manqué, l’Europe s’est divisée, les partenaires classiques ont connu des troubles (le trumpisme, le Brexit, la fin de règne d’Angela Merkel), des dossiers ont posé question (Libye), des tentatives se sont heurtées à une dure réalité (Liban), enfin le Covid a occupé l’agenda international. La réinvention du message français reste donc nécessaire. Là encore, il faut s’en donner les moyens.
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