Denis Sieffert est l’éditorialiste du magazine Politis, dont il a longtemps été le rédacteur en chef, puis le directeur de la publication. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient et la société française. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Gauche : les questions qui fâchent, aux éditions Petits matins.
Selon vous, avec le nationalisme, le colonialisme a été la grande tâche sur l’histoire social-démocrate.
Effectivement, parce que le colonialisme attaque les principes mêmes de la gauche, d’antiracisme, de solidarité et d’égalité. Il interroge sérieusement le mythe de l’universalisme revendiqué par la gauche. Mais si la social-démocratie porte ce lourd fardeau de l’histoire parce qu’elle était au pouvoir aux pires heures de la guerre d’Algérie, les dirigeants communistes n’ont pas toujours brillé non plus par leur anticolonialisme. Souvenons-nous d’Etienne Fajon qui qualifiait de « complot fasciste » les soulèvements de Guelma et Sétif, en mai 1945. Il n’est pas sûr que la pensée coloniale ait disparu de l’horizon mental social-démocrate. Il n’est qu’à voir, aujourd’hui encore, la difficulté de la plupart des dirigeants socialistes à penser la question israélo-palestinienne autrement qu’au travers du prisme de la droite israélienne.
Autre abandon, l’Europe de Maastricht ou le clivage pro-européens vs anti-européens allait brouiller le clivage droite gauche.
La France socialiste a joué un rôle pivot dans le basculement de l’Europe dans la logique de Maastricht par laquelle le primat budgétaire a écrasé le social. Je soutiens dans mon livre l’idée que le tour de passe-passe s’est opéré assez frauduleusement au nom du pacifisme. « Le nationalisme, c’est la guerre », s’exclamait François Mitterrand. Oui, mais le néolibéralisme adopté par la social-démocratie européenne, et la relégation de la question sociale, ont provoqué un grave divorce entre l’opinion et l’Europe et nous ramène à des formes redoutables de nationalisme dont le Brexit et l’illibéralisme hongrois sont des manifestations. Et voilà la gauche prise dans le piège d’une acceptation de l’Europe libérale ou du souverainisme.
Autre sujet qui fâche à gauche aujourd’hui : la laïcité. Quelle est selon vous la ligne de fracture ?
Voilà sans doute le sujet le plus douloureux. La laïcité, conçue par Briand et Jaurès comme un concept d’apaisement, est devenue, à force de manipulations, une cause d’affrontements au cœur même de la gauche. Des personnages comme Manuel Valls, et des cercles d’influence comme le Printemps républicain, proche du PS, en ont fait un concept identitaire d’une grande ambiguïté. Je ne suis pas loin de penser que cela nous ramène à votre question précédente sur le colonialisme. L’empilement des discours et des projets de lois tourne au harcèlement de nos concitoyens musulmans. Sans parler du débat sur les caricatures ou les injonctions à se dire « républicain ». La formule « pas d’amalgame avec le terrorisme », si souvent répétée, s’apparente de plus en plus à un déni assez grossier. Car l’amalgame n’est jamais loin. Le port du voile et la consommation de viande halal deviennent prétextes à suspicion. Les courants de la gauche, que je qualifierais d’ex sociale démocrate, finissent par flirter avec l’extrême droite. La laïcité en est venue à servir les desseins les plus politiciens de reconquête d’une partie des classes populaires abandonnées à l’extrême droite. Alors que c’est sur le terrain social qu’il faudrait les reconquérir. Sur ces questions, Jean-Luc Mélenchon a été l’un des rares à tenir bon sur une conception sociale de la laïcité et à combattre un discours systématiquement anti-musulman. L’ayant beaucoup critiqué sur d’autres dossiers, je dois dire que j’ai aussi trouvé sous sa plume une approche plus ouverte de la République. Je l’évoque évidemment dans mon livre.
Vous faites de l’attitude par rapport à la guerre civile syrienne un autre point de clivage, dans quelle mesure ?
La gauche s’est montrée assez indifférente à ce qui se passait en Syrie. Comme d’ailleurs elle s’est peu manifestée en 2014 lors du coup d’État du général Sissi en Égypte. Le discours anti-islamiste amalgamant les Frères musulmans, Al-Qaïda, Daech, sans oublier le Hamas palestinien, le tout dans le contexte des attentats parisiens de 2015, a conduit à s’accommoder, de façon plus ou moins avouable, de la nouvelle dictature égyptienne et de Bachar Al-Assad. Cette attitude a pris une ampleur particulière avec la tragédie syrienne parce que celle-ci a duré et s’est enfoncée dans l’horreur pendant neuf ans. Elle a révélé, dans le meilleur des cas, une naïveté par rapport au régime syrien installé comme rempart à Daech. C’est tout le contraire. Le coup de génie d’Assad est d’avoir libéré des dirigeants djihadistes, en même temps qu’il intensifiait la répression contre des manifestations pacifiques qui faisaient de la démocratie leur revendication. Le conflit s’en est trouvé confessionnalisé et militarisé. L’aide apportée aux factions djihadistes par des États du Golfe a achevé de rendre illisible ce conflit aux yeux d’une grande partie de la gauche. L’idée, très culturaliste, que le monde arabe ne pouvait décidément pas échapper à l’alternative islamisme ou dictature a conquis les esprits, et par un processus auto-réalisateur que les sociologues connaissent bien, elle a fini par être « vraie ». Mais, avec l’entrée de la Russie dans le conflit, un autre phénomène m’a intéressé : le rapport à la vérité. Des préjugés idéologiques ont conduit un homme comme Jean-Luc Mélenchon à mettre en doute la réalité des attaques chimiques par le régime, et à attribuer à la Russie des objectifs d’éradication de Daech qui n’ont jamais été les siens. L’aviation russe a pilonné les villes rebelles de l’ouest du pays quand Daech était ciblé par l’aviation américaine, à plus de deux cents kilomètres de là, et combattu au sol par les forces kurdes. Alors que le seul objectif de Poutine était clairement de sauver le régime de Damas menacé par la rébellion et non par Daech. Ce déni de réalité a considérablement ajouté à la confusion. Si bien que le clivage dont vous parlez est resté très intériorisé.
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