Mon interview dans le Parisien, parue le 27 juillet 2020 :
La pandémie a changé la donne sur la scène mondiale ?
Les tendances lourdes en géopolitique existaient déjà avant. Mais le Covid-19 a été à la fois un accélérateur et un intensificateur de ces impulsions. La montée en puissance de la Chine, le conflit sino-américain, la crise du multilatéralisme, les atermoiements de l’Europe, tout cela est apparu d’une clarté évidente avec la crise sanitaire. L’Occident, qui pensait que les épidémies étaient pour les autres, a été doublement l’épicentre du Covid-19 : en Europe et en Amérique. Notre sentiment de supériorité en a pris un coup.
Qui s’en sort le mieux ? La Chine ?
Oui, elle sort gagnante car, si elle a subi la pandémie en premier, elle l’a assez vite contenue. Certes, ses statistiques en termes de morts par habitant ne sont pas très fiables, néanmoins son bilan est moins lourd que d’autres. Surtout, elle gagne sur son grand sujet, le duel avec les Etats-Unis. D’autant plus que l’Amérique de Trump est perdante sur deux points. La gestion interne de la crise, avec un nombre de morts impressionnant, et ce drame continue. Et au niveau international, alors que la Chine a été très offensive et même agressive, les Etats-Unis ont déserté la scène mondiale. Pékin a sauté sur ses positions désertées, notamment à l’OMS. C’est la première grave crise stratégique mondiale depuis 1945 dans laquelle l’Amérique ne joue pas le premier rôle, c’est un tournant historique.
Mais le régime chinois est fustigé pour son action contre les Ouïghours ou à Hongkong, ça n’anéantit pas ce gain ?
Cette répression vient dégrader un peu plus l’image de la Chine dans les pays occidentaux, où elle n’était déjà pas fameuse. Ailleurs, elle n’a pas le même effet. Pékin a même obtenu le soutien d’une majorité de pays au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, y compris de pays musulmans comme l’Arabie saoudite ou l’Egypte. Mais, en termes d’opinions publiques, le coût est réel, de grande ampleur et durable.
Comment se traduit cette position plus forte de la Chine ?
Elle poursuit son rattrapage économique des Etats-Unis. La crise du Covid-19 n’a pas stoppé cette tendance. En 2001, lorsqu’elle a adhéré à l’OMC, son PIB représentait 10 % de celui des USA. Désormais, c’est 65 %. A titre de comparaison, lorsque l’URSS était à son apogée durant la guerre froide, elle n’a jamais dépassé 40 % du PIB américain.
C’est un match ? Une nouvelle guerre froide ?
La Chine ne va pas dépasser les Etats-Unis dans les années qui viennent, mais le mouvement semble irréversible et il provoque une angoisse et une hostilité côté américain. Ce qui se joue c’est la suprématie mondiale. Or l’Amérique dénie toute légitimité chinoise à l’obtenir. Tout Américain de moins de 80 ans a toujours vécu comme citoyen de la première puissance. En plus, il existe toujours cette croyance dans l’exceptionnalisme américain, son côté messianique. La relation sino-américaine est le sujet majeur de la décennie.
Quel rôle peut jouer l’Europe ?
Les Etats-Unis nous demandent de choisir. Mais l’Europe doit définir une voie propre, distincte à la fois des Américains et des Chinois. On n’a pas à être les lieutenants de Washington.
Elle le fait ?
Elle hésite. Les Britanniques ont cédé sur la 5G (NDLR : interdisant Huawei), mais la France et l’Allemagne affichent sur le réchauffement climatique, sur l’Iran, des positions différentes de celles des USA. Sur la scène internationale, entre la désertion américaine – ou son unilatéralisme assumé – et l’agressivité chinoise, l’Europe peut offrir une alternative, un multilatéralisme réel.
Et l’Afrique ?
La jeunesse de sa population, le fait qu’elle soit habituée à des épidémies, l’a peut-être aidée à mieux résister au coronavirus. Mais elle risque de souffrir plus que les autres de la crise économique. L’Europe joue plutôt bien le jeu, avec un plan d’aide à l’Afrique de 15 milliards d’euros, en plaidant pour l’annulation de la dette… Cela évite aux pays africains de tomber uniquement dans les bras des Chinois, à la démarche plus intéressée.
La controverse sur l’OMS laissera-t-elle des traces ?
L’OMS a peut-être tardé mais elle a réagi, sinon la pandémie aurait été encore plus grave. Le fait que Bill Gates soit venu combler avec les 300 millions de dollars de sa fondation, se substituant à la décision de retrait de Trump (la contribution américaine à l’OMS est d’environ 400 millions annuels), montre d’ailleurs que l’organisation a des partisans autres que la Chine.