Madame Merkel a déclaré que l’Union européenne était, face à la pandémie de COVID-19, confrontée à la plus grave crise de son histoire. Pourtant, la chancelière allemande refuse la création des « Coronabonds » – qui permettraient de mutualiser en partie la dette des États de la zone Euro – pourtant réclamée par la France, l’Italie, l’Espagne et plusieurs autres pays afin de contenir la crise économique et financière qui est venue se greffer sur la crise sanitaire.
C’est vrai qu’Angela Merkel, en tant que chancelière allemande, a moins de marges de manœuvre qu’un président français. Le Parlement est beaucoup plus puissant outre-Rhin, et le fait qu’elle soit à la tête d’un gouvernement de coalition lui laisse moins les mains libres qu’un président de la République française.
Mais il y a d’autres enjeux derrière ce refus. Émettre des Coronabonds pourrait permettre de faire des emprunts au nom de l’Union et non au nom de chaque État. Or, aujourd’hui, les situations des membres de la zone sont très différentes. C’est notamment le cas entre l’Italie qui emprunte à un taux de 2.4% et l’Allemagne qui emprunte à un taux négatif de -0.4%. Cette mutualisation satisferait et profiterait aux pays les plus fragiles. Les pays les plus solides estiment de leur côté qu’ils n’en ont pas besoin. Il existe en Allemagne une vieille crainte de devoir payer pour les pays qu’on pourrait qualifier de « cigales ». Ainsi l’Allemagne, mais aussi les Pays-Bas ou l’Autriche, les pays « frugaux » montent au créneau face à cette proposition. Une telle fracture était déjà apparue lors de la crise de l’euro.
La position allemande, qui est indéniablement une position idéologique, est déjà discutable en temps normal, même s’il est indéniable que l’Allemagne est plus vertueuse que d’autres pays et moins endettée. Mais, en temps de crise, une telle position est difficilement compréhensible, au nom même de la solidarité entre pays européens censée faire partie de l’ADN de l’Union.
En acceptant d’émettre des Coronabonds, Madame Merkel aurait brisé un tabou allemand. Elle aurait été à l’encontre de la position traditionnelle de son pays. Mais, du même coup, elle serait entrée dans l’histoire en prenant un véritable leadership européen et en faisant passer les intérêts de l’Union européenne avant les intérêts égoïstes de chaque État.
L’émission de Coronabonds créerait une solidarité des différents pays européens en cas de défaut de paiement de l’un d’entre eux. L’Allemagne ne veut pas prendre ce risque. Mais n’est-il pas plus risqué de voir un partenaire s’effondrer et d’en porter une partie du poids de la responsabilité ? Parce qu’au bout du compte, l’Allemagne a tout de même besoin de l’Europe et la première puissance économique de l’UE aurait du mal à se relever si ses partenaires européens sortaient à genoux de cette crise. Cette vieille conception d’une Allemagne vertueuse qui ne devrait pas encourager le vice en aidant les pays du « club Med », est un peu trop ancrée dans les esprits allemands et, surtout, ne correspond pas à l’urgence actuelle.
Irrémédiablement, risque de ressurgir le débat « Est-ce que nous avons une Allemagne européenne ou une Europe allemande ? » L’Allemagne fait évidemment preuve de solidarité sur de nombreux points (médicaux notamment), mais c’est bien sur ce tabou des Coronabonds, sur lequel elle bute, qu’un pas historique aurait pu être franchi.
L’Europe a besoin d’une Allemagne forte. Elle pèse évidemment plus face à la Chine ou aux États-Unis avec une Allemagne puissante. La France, elle aussi, a besoin d’un partenaire allemand fort qui ne soit plus inhibé au niveau international, qui puisse exercer sa puissance. Mais encore faut-il que cette puissance soit mise au service de l’intérêt général, de l’intérêt collectif européen et non au service des seuls intérêts nationaux allemands.
En 2003, Gerhard Schröder avait refusé la guerre d’Irak et le soutien allemand à la position française avait permis à Paris d’être beaucoup plus solide face à Washington. Lorsque l’Allemagne est puissante et qu’elle met cette puissance au service de l’intérêt collectif, elle en sort grandie. Mais ce n’est malheureusement pas ce à quoi nous assistons actuellement. L’Allemagne semble assez forte lorsqu’il s’agit d’imposer sa volonté à ses partenaires européens, mais, lorsqu’il s’agit d’aller à l’encontre des positions américaines, elle maugrée, mais finit par accepter de nombreux oukases et diktats américains, notamment pour protéger ses exportations automobiles vers les États-Unis. On peut se demander d’ailleurs si Madame Merkel, comme Gerhard Schröder, aurait pris parti contre la guerre d’Irak en 2003.
Berlin a refusé la taxe sur les GAFA et hésite à sauter le pas vers l’autonomie stratégique européenne alors qu’il devient flagrant que nous n’avons plus réellement de partenaire américain avec Donald Trump.
Certes, nous avons besoin d’une Allemagne forte, mais d’une Allemagne qui soit réellement européenne. S’il s’agit d’avoir pour partenaire une Allemagne qui essaye de mettre au pas l’Europe, cela est moins utile. Une fois encore, il ne faut pas que resurgisse la question : « Va-t-on vers une Allemagne européenne ou vers une Europe allemande ? » C’est ce débat que Kohl et Mitterrand avaient réussi à éviter en 1990/1991 lors de la réunification allemande. Mais l’attitude de Madame Merkel laisse à craindre que l’on puisse rouvrir le dossier.
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